Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/22

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de 1870-71 — « suite de guignons », dira le stupide Napoléon III — et la déroute non moins malheureuse des beaux et faibles messieurs de l’Assemblée Nationale, imbus, sans même s’en rendre compte, de toutes les nuées de leurs adversaires, ce fut le règne des piliers de brasserie mêlés aux avocats, aux ratés de la médecine et des professions libérales. Quelle matière pour un satiriste ! Rochefort ne bouda pas à la tâche. Depuis l’amnistie jusqu’à sa mort, il dépiauta comme des lapins tous les fantoches qui passaient dans son champ visuel, avec leurs portefeuilles, leurs chèques, leurs jetons de présence et leurs airs importants. Il était redouté et haï, mais il s’en fichait, n’ayant par ailleurs, comme il disait, aucun cadavre sous son bureau. Ardemment patriote, très peu démocrate, méprisant les primaires et les exploiteurs de toute catégorie, détestant les juifs, d’instinct et de raison, fuyant les raseurs comme la peste, aimant les tableaux, les femmes et les enfants, il a été comme personne représentatif d’une génération troublée, embrouillée, farcie d’illusions révolutionnaires qui se heurtaient chez lui à un tempérament traditionnel. Son anticléricalisme, fort atténué vers la fin, avait l’air de dater de l’Encyclopédie. Ayant grande confiance dans son flair, il ne revenait jamais sur ses opinions touchant les individus, et quand vous lui aviez démontré pendant une heure qu’un tel, étripé par lui, n’était point un aussi complet scélérat qu’il le dépeignait, il concluait en riant : « C’est bien cela… oui, oui… une franche canaille… » Quel amusant vieillard obstiné ! Cependant il n’a pas su faire passer dans ses mémoires le nerf et le sang de sa causerie. Sans doute a-t-il voulu s’appliquer, s’est-il méfié, pour cette œuvre-là, de sa magnifique improvisation.

Sa rancune était fort curieuse. Elle vivait en lui, à part, à la façon d’un animal domestique susceptible de réveils féroces. Il n’oubliait ni le bien ni le mal et quand il était en colère, il reniflait et éternuait de côté comme les chats et, je suppose aussi, comme les tigres. Des imbéciles l’ont traité de vaudevilliste, mais il flottait autour de lui une aura presque tragique. Comme tous les gens mêlés à des événements considérables, il déchaînait souvent, par sa seule présence, la tempête. Pourtant il est mort dans son lit, alors que de tranquilles bourgeois périssent, éclatent dans des catastrophes insensées. Le risque ne brûle pas