Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/21

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bataille. Lui aussi vénérait Hugo. Les poèmes de Hugo, courts ou longs, bons, sublimes ou mauvais, constituaient la plus grande partie de son bagage mnémonique. Sous son toupet légendaire, ses yeux clairs et joyeux flambaient dès qu’on prononçait le nom sacré, et sa voix brûlée, savoureuse, ponctuée de « oui, oui, oui » cordiaux, contait aussitôt quelque circonstance où le glorieux triton de Guernesey, maintenant au sec, était mêlé. Rochefort aura été un puissant véhicule de la popularité de Hugo. Il a mis, dans l’oreille du lecteur du journal à un sou, ses imprécations les plus fameuses, mêlées à des plaisanteries qui les humanisaient. Il a personnifié, typifié la lutte contre l’Empire, toute verbale, de l’Histoire d’un crime et des Châtiments. Il a fait de Gavroche une réalité, plus haute que Gavroche. Cette ironie qui manquait totalement à Hugo, Rochefort l’a mise dans le camp Hugo et il a ainsi paré par avance les coups les plus dangereux qui auraient pu venir du camp adverse. Grâce à lui, on ne s’aperçut que plus tard des sottises et du ridicule que masquait la cuirasse romantique. Je suppose que Hugo s’en rendait compte, car il aimait Henri Rochefort à la façon d’un enfant terrible et il riait de bon cœur en l’écoutant.

Comment résister à l’entrain de « l’archer fier », si prompt à démonter les mobiles de la sottise, de la vanité et de l’intérêt, si net dans ses sympathies et antipathies, si parfaitement libre et déluré dans ses appréciations sur les gens et sur les choses ! Rochefort avait horreur de la bêtise et de la lâcheté, ce qui explique qu’il ait été exaspéré successivement par les milieux impérialistes, républicains et socialistes parlementaires, si semblables pour la légèreté, le bavardage et la méconnaissance des intérêts français. On comprend ce qu’était le monde de l’Empire en considérant l’attitude d’un malheureux comme Émile Ollivier, qui trouva le moyen, pendant quarante-deux ans, de se donner des airs avantageux à l’occasion de désastres en partie amenés par lui. Bismarck, paraissant à la cour des Tuileries, y avait fait l’effet d’un balourd sans importance et sans intérêt. Les destinées du pays étaient remises, comme elles le sont aujourd’hui, à de pauvres types purement oratoires, incapables d’un jugement mâle, d’une vue d’ensemble. Ce fut le règne des salonnards. Après eux, après le grand malheur