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FARABEUF, POIRIER, BROCA

blanc bouclé, se croyant très joli, très beau, irrésistible, il jouait volontiers les Don Juan et les Valmont, laissait traîner des lettres d’amour, tirait des portraits de ses poches, faisait des allusions à ses bonnes fortunes, à leurs époux, à des duels éventuels à cinq pas, un seul pistolet chargé. Boudiné dans des petits vêtements étriqués qui faisaient ressortir ses formes de mauviette, il jouait à l’athlète, au boxeur, au nageur, à l’acrobate, et parlait conquêtes d’une voix de basse aux inflexions langoureuses et sentimentales. Personne n’ajoutait foi à ses récits, qui changeaient suivant la saison et l’interlocuteur. Par ailleurs, ses connaissances techniques nous semblaient vagues et insuffisantes, bien qu’il injectât chaque jour, avec ostentation, une vingtaine d’articulations du coude et du genou, bien qu’il eût écrit, en deux semaines, une sorte de thèse falote sur le développement des extrémités de l’homme. Il sentait ce mépris de plusieurs de ses élèves et il en souffrait. De temps en temps, une belle personne voilée débarquait à l’École, faisait le tour des pavillons de dissection, conduite par Poirier qui lui présentait ses cadavres, ses schémas, ses préparations. Cette façon de faire sa cour nous enchantait. Le bruit courait qu’il avait eu comme rival l’effarant Ferdinand Brunetière, honneur de la Revue des Deux Mondes, et qu’il l’avait mis dans sa poche. Aussi, quand il me demandait d’un air malin : « Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu Brunetière ? » je faisais la bête, afin de ne pas lui fournir l’occasion d’une confidence longue et assommante. Il m’appelait « Daudet le subtil ». Ma subtilité consistait surtout à me méfier de ses manigances.

Plus tard, il se reconnut dans un personnage des Morticoles, et déclara urbi et orbi qu’il me truciderait dans le plus bref délai. L’ayant rencontré à quelque temps de là au restaurant Paillard, chaussée d’Antin, je m’approchai de sa table et lui demandai avec sérieux quel genre de mort il me réservait. Il rit de bon cœur, car il n’était pas méchant, ni même très sot, gâté seulement par l’ambiance et la fatuité. Segond, le bon colosse, qui ne prenait jamais de commissionnaire pour ses appréciations, lui dit un jour devant vingt personnes : « Poirier, vous êtes un gosse. » Cette gosserie lui valut plusieurs histoires ennuyeuses notamment celle connue sous le nom de « la peau de Pranzini ».