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DEVANT LA DOULEUR

cachets. » Cela, c’est le très vieux jeu, le genre second Empire appliqué à la thérapeutique, la science vue par la lorgnette d’Arthur Meyer et la lunette marine de Gordon Bennett. Albert Robin, qui continue les matassins de Molière, à travers les mondanités du Gaulois et du New York Herald, est à l’heure actuelle aussi démodé qu’eux.

Pour toute personne venant du dehors, il était impossible de traverser, sans se boucher le nez, le service nauséabond d’Armand Després à la Charité. Ce petit bonhomme, tout en nerfs, entêté, vaniteux, plein d’esprit et de bagout, était entré dans l’attitude difficile de soutenir l’inexistence des microbes et l’inutilité de l’asepsie. Il ne pouvait donc plus sortir de ce trébuchet enfantin. Il se servait exclusivement, pour ses pansements, de poudre de camphre, d’alcool camphré et d’eau sédative. Il laissait les plaies faire ce qu’elles voulaient, bourgeonner, suinter, s’infecter en liberté. Chose amusante, ses statistiques n’étaient point très mauvaises, le streptocoque, le staphylocoque et le pneumocoque étant chez lui moins fréquents qu’on n’eût supposé. Peut-être mettaient-ils une certaine coquetterie à ne pas tourmenter leur négateur. Par exemple, l’odeur était effroyable. Forcés de respecter la manie du patron, ses internes et ses externes souffraient mort et passion dans ce cloaque infect et couraient, dès qu’ils le pouvaient, respirer au dehors une bouffée d’air pur. Ils l’appelaient familièrement entre eux « le cochon », sans aucune amertume d’ailleurs, car son amour de la saleté n’empêchait point Armand Desprès d’être un brave homme et un bon garçon. Comme il chérissait les contrastes et les paradoxes presque autant que feu Brunetière, il défendait, bien qu’anticlérical, la cause des Sœurs de charité. Il lui sera beaucoup pardonné, en souvenir de cette généreuse intervention.

Par contre, j’ai gardé un souvenir émerveillé des salles de Lucas-Championnière à l’Hôtel-Dieu. Cet admirable maître fut le premier à appliquer rigoureusement les méthodes pastoriennes à la chirurgie. Nous montions chez lui prendre une leçon de minutieuse propreté, depuis les lits des malades, les vêtements des aides, jusqu’aux instruments. Il opérait sans se presser, avec la grande préoccupation de laisser à son patient une existence possible, non diminuée par un trop grand saccage. Il était économe des membres et des tissus d’autrui, d’une dis-