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DEVANT LA DOULEUR

hommes de lettres apprendraient, par l’épouvantail, tous les pièges qu’il convient d’éviter.

Maupassant commença par le piège mondain. Un beau jour, on apprit qu’il s’était commandé trois douzaines de caleçons roses, deux douzaines de chaussures claquées vernies, des complets de toutes les couleurs, qu’il interrogeait gravement les chemisiers à la mode et leur découvrait une intelligence remarquable. Dans le même temps, il recherchait avec avidité les personnes titrées ou simplement répandues dans les cercles, les salons, les boudoirs de courtisanes huppées et intellectuelles, — car il y avait encore des courtisanes intellectuelles, espèce aujourd’hui disparue ; — il sollicitait leur avis et y conformait sa personne extérieure, ses façons jusque-là balourdes de manger, de se vêtir, de marcher et de monter à cheval. À ses camarades, qui le blaguaient sur ces changements et son snobisme, il répondait : «J’en ai assez d’être un paria… J’opère mon ascension sociale… Si jamais je fais un enfant, je désire qu’il soit un homme du monde… Je préfère un oisif bien élevé à un mufle de génie », et autres calembredaines dont on s’esclaffait, tout en le plaignant. Car le contraste de ses faiblesses et de son talent rude, énervé et sommaire lui attirait des sympathies.

Il fréquentait, bien entendu, chez la princesse Mathilde, où foisonnaient les salonnards et les juives le plus capables de le faire tourner en bourrique. Oisifs et oisives, alors acharnés sur le philosophe Caro, — qui valait certes Bergson, — découvrirent avec plaisir cette nouvelle tête de turc normand, passionné et congestif, féru de canotage et d’exhibition musculaire, auquel on s’amusa à monter les pires bateaux. Tantôt on lui conseillait l’habit rouge pour une soirée nullement costumée, et on jouissait de sa déconvenue, alors qu’il tombait en perroquet au milieu du deuil des habits noirs. Tantôt une belle lui donnait de faux rendez-vous, où il découvrait, sous chaque meuble, une dame ou un monsieur se tordant de rire. Une autre lui écrivait des lettres pâmées, qu’elle faisait signer par sa femme de chambre. On l’invitait, on le décommandait, on le soumettait à des usages absurdes, à des formalités inexistantes.

Il acceptait ces mystifications sans bonne humeur, mais avec patience, considérant ces familiarités comme autant d’épreuves, qui le rapprochaient néanmoins de ses augustes modèles. Puis