Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/253

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
241
LE THÉÂTRE ANTOINE

des effets auxquels n’atteignit jamais Irving avec ses somptueuses dépenses. Ce mélange de magicien et de Gavroche possède une faculté de mimétisme qui lui permet de s’adapter aux milieux les plus divers, aux circonstances les plus disparates, avec l’intonation juste, le reflet dans l’œil, le mouvement, qui arrachent au spectateur un : « Comme c’est ça ! » Certes il a progressé depuis le passage de l’Elysée-des-Beaux-Arts et la Gaîté-Montparnasse ; mais il avait déjà tous ses dons. Il a ses défauts, parbleu ! Qui n’a les siens ? Néanmoins il est demeuré sincère et sans cabotinage après trente ans de théâtre et, quand je le croise dans un corridor ou dans un café, je remarque toujours avec plaisir, sur sa figure narquoise et bon enfant, sur son masque de Parigot indécrottable, cet amour de la vie et de l’intelligence, ce ressort invincible qui l’accompagneront jusqu’au suprême théâtre de son tombeau.

Jamais homme n’eut plus qu’Antoine l’horreur des embêtements et l’aptitude à en sortir. Son procédé consiste à se rendre invisible. Celui qui le poursuit sur la foi d’un traité ou d’une promesse orale — car il aime bien à dire « voui, mon vieux » — ne le trouvera plus ni chez lui, ni à son théâtre, ni dans la rue, ni au café, ni ailleurs. C’est un phénomène merveilleux, qui a enragé bien des auteurs, ses anciens camarades, et qui s’explique justement par sa malléabilité fantastique. Il se loge alors dans la peau glissante du monsieur que l’on ne peut plus jamais saisir. Il se fait, ainsi que dans les contes, l’eau qui fuit, le nuage qui danse et l’anguille de nulle part.

Mon très cher Santiago Rusiñol, peintre de paysage admirable, le Cervantès de la littérature catalane et espagnole contemporaine avait, il y a quelques années, promesse formelle d’Antoine que son noble drame les Mystiques serait joué à l’Odéon. Les Mystiques deux années de suite, furent affichés sur le programme de la saison et Santiago à Barcelone se réjouissait, et, tout en tirant sur son éternel cigare, répétait avec une moue joyeuse : « J’ai la parole d’Antoine. » Je lui disais : « Garde-la bien. Elle s’envole facilement. » Au bout de quatre ans de correspondance sans réponse, Santiago, venant à Paris, prit la résolution d’aborder Antoine coûte que coûte. Il y consacra six heures par jour pendant un mois. Il allait guetter l’insaisissable à la petite porte de la rue de Vaugirard sous