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DEVANT LA DOULEUR

les galeries de l’Odéon, au Weber où Antoine soupait fréquemment, devant un tailleur, un bottier, un chapelier qu’il savait être les fournisseurs d’Antoine. Or, suivant ma prédiction, il ne parvint pas à le rencontrer une seule fois. Antoine, averti par son instinct qu’un dramaturge catalan mécontent le recherchait, s’était complètement évaporé. En remontant dans le train, Santiago Rusiñol me déclarait avec un désespoir comique : « Personne ne voudra croire à Barcelone, figure-toi, Léon, qu’en un mois de Paris, j’aie pas pu mettre la main sur cet Antoine. »

Combien de fois ai-je entendu les aigres doléances de tel ou tel, qu’Antoine devait jouer sans retard, puis qu’il avait noyé, comme un poisson, dans le flot de ses atermoiements innombrables ! Ayant toujours vécu au milieu d’une cohue de camarades auteurs, dont quelques-uns sont fort tenaces, il n’a jamais fait que ce qui lui chantait. Cet enfant du faubourg est un néronien.

Sœur Philomène, où il jouait l’étudiant Barnier, fut un des premiers spectacles qui lui permit de lancer un n. de d… retentissant, conforme à l’esthétique de 1885. Interrogé sur le point de savoir si on disait toujours n. de d… dans les salles de garde, j’affirmai que oui, que cette mode n’avait pas disparu. Le fait est que ce terme et un autre encore, plus connu et plus naturaliste, revenaient dans toutes nos conversations. Après avoir longtemps hésité et consulté ses auteurs, pour savoir s’il proférerait son n. de d… debout ou à plat ventre sur une table, Antoine adopta la deuxième attitude. Le petit scandale en fut très goûté. Je ne distingue plus très bien les figures ni de Vidal, ni de Byl, qui avaient adapté à la scène le roman des Goncourt. Je sais seulement que l’un d’eux était maigre, creux, noir, avec les yeux cernés d’un poitrinaire. Le pauvre garçon est mort à l’heure qu’il est.

Sauf l’illettré Henri Bauer — dont les éloges, portant à faux, étant autant de coups de massue — et Catulle Mendès, qui avait dans ses tiroirs, parmi les flacons d’éther, quelques ours en prose ou en vers à caser, la critique fut plutôt malveillante pour les commencements du Théâtre libre. Sarcey répétait obstinément : « J’comprends pas », bien que les pièces représentées au début fussent plutôt faciles à comprendre. L’on pré-