Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/258

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
246
DEVANT LA DOULEUR

me troubler. Je restai dans ce cabinet une bonne heure, enchanté d’un accueil où ma qualité de fils de l’auteur de Sapho n’était pour rien.

À un moment, la porte s’ouvrit. Le garçon de bureau remit sur la table une fiche-visite, sur laquelle était écrit le nom d’un ecclésiastique influent. Magnard impatienté fit : « Qu’il attende », puis s’adressant à moi : « Est-ce que vous donnez dans les ratichons ? »

Ce langage irrespectueux, sur les lèvres du directeur du Figaro, m’étonnait. Il rit de ma naïveté : « Je n’aime pas les prêtres mondains : ce sont les plus dociles auxiliaires des ministres de la République. »

J’appris par la suite qu’il avait un vieux pli anticlérical, acquis en Belgique, dont il ne s’était jamais défait. Il me conseilla vivement de poursuivre la carrière médicale, à ses yeux la plus intéressante de toutes, et de ne jamais verser dans le journalisme, « cette galère ». Il ne se doutait pas qu’au même moment j’enviais sa liberté, son allure dégagée, l’air propret de son bureau, les volutes bleues de son cigare et jusqu’à la situation de son secrétaire Gaston Calmette, aussi aimable, aussi à son aise que le patron : « Quel malheur d’avoir choisi la médecine, les concours, et les malades et les cadavres, au lieu de ce vivant métier ! Que ne donnerais-je pas pour être un jour directeur de journal et mener l’opinion de mes contemporains ! » Ainsi songeais-je, tandis que Magnard me demandait de lui adresser périodiquement un article sur un sujet scientifique ou littéraire, mais traité scientifiquement.

— Alors, vous allez faire de moi un journaliste ?

— Peuh ! les avertissements ne servent pas. Vous devez avoir en vous un filon paternel. Après tout, suivez votre pente, exploitez ce filon, sans lâcher l’autre.

Nous étions devenus presque amis, en dépit de la différence d’âge. Non seulement il accueillait avec bienveillance tous les « papiers » que je lui adressais, mais encore il m’écrivait de petits billets pour me demander d’aller bavarder un moment avec lui. Il m’interrogeait surtout sur mon intimité intellectuelle avec mon père, laquelle paraissait l’étonner ; il s’exprimait sur ses collaborateurs, sur nos relations communes, avec une sorte de verdeur énervée : « Zola n’est qu’un vaniteux. Il