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FRANCIS MAGNARD

qui veillait jalousement à côté, criait à son frère : « Ernest, surtout ne prends pas froid et remets ton gilet de flanelle. » Cette anecdote écarquilla d’allégresse Sarcey, Larroumet et François Arago, lequel se mit aussitôt à s’ébrouer : « Ah ! ah ! pfétement, c’t'exquis, admirable, ah ! ah ! trait de mœurs ! Si Gavarry entendait ça ! » Quant à l’ambassadeur de Chine, il demanda des explications avec une politesse onctueuse : « N’ssayez pas d’comprrrendre, — lui jeta Sarcey dans un énorme renvoi, — ces m’sieurs parlent parisien. »

J’emmenai notre feuilletoniste dramatique national au buffet et lui fis boire successivement une demi-douzaine de chopes de la boisson dite « cerises au kirsch ». À la troisième, il m’assurait qu’il adorait Alphonse Daudet, en dépit de l’Arlésienne, « pas trrrès bien ficelée ». À la cinquième, il avait de grosses larmes dans les yeux et regrettait amèrement sa jeunesse et « les p’tites femmes ». Je crois bien qu’il finit par m’embrasser et me promettre, récompense suprême de mon zèle à abreuver les vieillards, « une bonne loge pour la Comédie-Frrrrançaise ». — « Tu ne vas tout de même pas adopter le père Sarcey à cette heure-ci », me dit Georges Hugo en m’entraînant.

Bien qu’ami des nouveautés, Francis Magnard, directeur du Figaro, se prononça nettement, lui aussi, contre les brutalités du Théâtre libre. Avec quelle fureur il se leva, empoigna son paletot, quitta sa loge pendant une représentation de la Puissance des ténèbres où l’on pilait à la cantonade les os d’un enfant nouveau-né ! Maître omnipotent d’un journal conservateur et bien pensant, spirituel et quinteux, passionné comme un démon de quatre heures, — il touchait alors à la soixantaine, — dégoûté des gens et des choses, et cependant favorable aux débutants, Francis Magnard est un des êtres les plus originaux que j’aie rencontrés. C’était le temps où l’on se penchait anxieusement sur l’adolescence, pour y découvrir l’avenir du pays. J’avais adressé au Figaro une lettre signée Un jeune homme moderne, qui fut publiée aussitôt. J’allai remercier Magnard de cette publication. Un peu dépité tout d’abord de trouver, dans le jeune homme moderne, un garçon qu’il connaissait, le satrape de la rue Drouot se montra vite très aimable, me questionna sur mes tendances et celles de mes camarades. Habitué à cet exercice, je répondais posément, sans