Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/272

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
260
DEVANT LA DOULEUR

Paul Mariéton, qui ne pouvait pas plus que moi sentir Haraucourt, le prenait à part et lui confiait en bégayant : « Ne f……aites pas cette fi…… figure-là, cher ami. Il y a ici une dame dans une si… situation intéressante. Si vous occasionniez un accident.

— Quelle figure ? — demandait Haraucourt l’œil à la glace.

— La… la… fifigure d’Haraucourt… s’écriait Mariéton en pouffant.

Aussitôt un de nous, s’approchant du poète ébahi, le suppliait d’épargner Mariéton qui était sans fiel, de ne pas occire, tel l’affreux Tybalt, ce Mercutio ivre du vent qui passe et de l’odeur des roses. Plus Haraucourt, désireux d’en finir, se défendait de toute intention homicide, plus le bon apôtre insistait, plus le débat accaparait l’attention. Ce pendant que Mariéton déclarait à haute voix : « Je… je… lui fais des eeexcuses, s’il propromet de ne jamais plus p…pondre un seul vers. » Saluant les dames : « C’est de la momoralité élémentaire… »

Je ne quitterai pas la rue de l’Eperon sans célébrer la divine perfection des petits dîners à six ou sept chez M. et Mme Théodore de Banville. On y mangeait aussi bien — c’est tout dire — que dans ces contes éperdus de Banville, où la maîtresse de maison n’a jamais prononcé le mot de « sauce madère » et où chaque plat est un petit poème du goût. Cela commençait par un bouillon incomparable, moelleux et sucré à la seule carotte, d’une densité proche de la gelée, qui arrachait des cris d’admiration à mon père, à Coppée et à Goncourt. Cela continuait par un vol-au-vent, comme on n’en mange plus qu’en province, chez les familles où s’est continuée une longue tradition de la vraie quenelle de brochet et des multiples ingrédients qui composent, dans une sauce liée sans farine, ce mets délicieux. Puis, selon la saison, un gibier net, classique, sur croûtons imbibés, ou un filet saignant à point, accompagnés d’un légume frais comme le potager à l’aube, d’une salade que le maître de maison, Toto — ainsi l’appelait Mme de Banville — assaisonnait et fatiguait lui-même, selon le rite. Les vins étaient dignes du menu, bien que Banville n’attachât d’importance qu’à sa mince cigarette, allumée par lui sitôt après le rôti.

Afin d’aiguiser ces délices, les convives citaient les demeures