Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/293

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
281
LE CONCERT LAMOUREUX

« A-t-elle fini de pousser ses pseudopodes, celle-là ! » Ou bien le chef, tourné vers son orchestre, gourmandait un des exécutants, telle une grenouille irritée haranguant une cigale. Sapristi, si Maurice Nicolle apprend jamais que j’ai comparé feu Lamoureux à une grenouille ! Bien entendu, après l’exécution du morceau, Murmures de la forêt, Marche funèbre de Siegfried, Duo final de Tristan et Yseult, les par Bayreuth non sachant se tournaient vers le par Bayreuth sachant et le questionnaient du regard. Était-ce aussi bien ? Pas tout à fait, mais presque. Et d’applaudir…

Mon père, qui aimait tant la clarté, le soleil, était fou de la musique de Wagner. En revanche, il trouvait ses scénarios ennuyeux, languissants, trop « au-dessus du sol » et il ne se gênait pas pour le déclarer. Edmond de Goncourt mettait dans le même sac la musique et les drames wagnériens avec Beethoven par-dessus. Quand on lui en parlait, il agitait ses longues mains pâles en riant, avec un geste qui signifiait : « Combien, oh ! combien je m’en fiche ! » Drumont, qui depuis est venu à la Walkyrie et à Tristan et Yseult, leur préférait alors la véritable Manola, chantée par Pagans, ce qui était tout de même injuste. On disait : « Le père Daudet comprend, mais en artiste. Le père Goncourt et Drumont sont bouchés. » On se fichait de moi parce que j’essayais d’initier ces maîtres que j’admirais aux merveilles du « Fou pur » ou à l’énigmatique attraction de Siegmund et de Sieglinde : « Tu perds ton temps. Ils ont la formation second Empire… » Traduisez : « Ils en sont demeurés musicalement à l’opérette et à la chansonnette. Rien à faire. »

La formule pour Zola était péremptoire : « C’est un type qui habite un cæcum. Il ne sent que ce qu’il a sous le nez. » Les anatomistes comprendront et les autres devineront. Par mon cousin Louis Montégut, ami intime d’Edouard Risler, — qui s’est fait depuis une spécialité de Beethoven, mais qui est le démon de la musique incarné, — je bénéficiais souvent d’une soirée entière, consacrée au dépouillement d’une partition de Wagner. Je conviais mes camarades. Allongés sur des canapés, nous nous représentions à mesure les idéologies compliquées qui courent sous le déferlement des sons, comme les rêves sous le bruit des jours. Nous étanchions avidement cette soif d’infini