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l’enfer des nerveux

réaction, du moral sur le physique, beaucoup plus importante et décisive que la première. Or, l’atmosphère de foi, de miracle, de prières est une atmosphère de guérison, au lieu que l’atmosphère de scepticisme, d’incrédulité, d’athéisme est une atmosphère de catastrophe. Ceci est non une improvisation en l’air, mais le résultat de très nombreuses observations, poursuivies par mon père et par moi, précisément à Lamalou. Le grand palliatif de la douleur, c’est l’opium. La morphine faisait fureur à Lamalou et les piqûres du poison euphorique y étaient aussi nombreuses que celles des moustiques. Quand on avait fini de raconter ses souffrances, leur siège, leur qualité, leurs alternatives, on passait aux doses de toxique ; l’émulation s’y mettait, comme pour l’étalage de la douleur.

— Madame, je suis à un gramme par jour.

— Oh ! cela n’est guère. Je suis, moi, à un gramme cinquante.

Celle qui s’exprimait de la sorte était une femme mince, à l’air triste, et qui avait dû être belle. Mais l’abus de la morphine, par-dessus les douleurs fulgurantes, avait fait d’elle un ivoire cruellement sculpté, au fond duquel brillaient deux trop grands yeux magnifiques.

« Moi, je me demande à chaque injection si je ne vais pas m’administrer de quoi… oui, là-haut… filer et très vite. »

Celui qui s’interrogeait ainsi, d’une voix douce et chantante, était un Russe puissamment riche, ingénieur en chef d’une compagnie de chemins de fer. Chargé de conduire devant le train impérial, de Saint-Pétersbourg à Moscou, un train témoin destiné à sauter au cas où la voie eût été minée par les anarchistes, il était descendu aveugle et trébuchant de la plate-forme de la locomotive. L’appréhension et la tension cérébrale lui avaient en quelques heures fait franchir le trajet de la santé apparente à l’ataxie avancée. Or, il avait deux cécités, qui se succédaient le long de ses journées monotones : la blanche, à peu près tolérable, et la noire, tellement insupportable qu’elle lui infligeait l’envie du suicide et qu’il ordonnait alors à son domestique de ne plus le quitter d’une semelle.

Il arriva à ce malheureux, au cours de son traitement à Lamalou, une bizarre aventure. Frappé de congestion cérébrale, il perdit, pendant une semaine environ, l’usage de la parole.