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DEVANT LA DOULEUR

Quand celle-ci lui revint, il bredouilla un langage que personne autour de lui ne comprenait. Mais voici que le garçon d’hôtel, natif de Palma de Majorque, admis auprès du malade pour son service, reconnut tout à coup, dans ces syllabes mystérieuses, le patois des îles Baléares. On sut plus tard que le Russe avait eu une nourrice catalane. Les mots de sa petite enfance lui étaient remontés aux lèvres, dès que, par le retrait de l’hémorrhagie cérébrale, il avait pu remuer celles-ci.

Pendant de longues années, ce Russe envoya à mon père et au professeur Charcot, aux environs de la Noël, un pain de caviar exquis, non pas fluent, mais compact, analogue à la savoureuse poutargue des Martigues. Quand ce cadeau cessa, on supposa que le pauvre homme avait lui-même cessé de souffrir.

Il n’est pas d’usage de guérir la morphinomanie des ataxiques. Le retour des douleurs térébrantes qu’ils endurent rendrait la suppression trop aléatoire, trop éphémère. Quand un de ces malades vient le trouver, Sollier lui-même, le grand vainqueur des intoxications chroniques, hoche la tête, fait la moue et trouve une bonne raison pour « remettre ce petit traitement-là ». Mais il arrive que le poison, pris en trop grande quantité, ne soulage plus et alors les patients supportent le double poids de la drogue et du tabès. Certains, que la contrainte diabolique de la piqûre à heure fixe désespère, essaient de diminuer eux-mêmes leurs doses. On les voyait assis farouches, tournant sans politesse le dos à leurs compagnons de géhenne, ne répondant aux questions que par de sourds grognements, consultant leurs montres toutes les cinq minutes, afin de constater s’ils avaient gagné un délai. Bientôt, n’y tenant plus, ils disparaissaient, le temps de la chère, de l’indispensable piqûre et revenaient le sourire aux lèvres, la pupille brillante, affables, empressés, avides de sympathie. Il fallait faire semblant de ne s’être aperçu de rien.

Des êtres beaux, jeunes, riches, frappés par l’inexorable mal, alors que la vie leur souriait, promenaient dans la longue rue de Lamalou leur affreuse amertume, se regardaient lancer la jambe en avant avec une grimace de colère, juraient sourdement, revenaient à l’espérance tel matin où le docteur avait constaté une amélioration, puis retombaient à leur marasme quand leur réflexe rotulien — baromètre de l’état médullaire —