Effectivement tout se transformait. La présence d’Alphonse Daudet, son exemple, sa persistante gaîté, son infatigable charité, ses paroles d’encouragement agissaient dans le sens des eaux, apaisaient l’énervement général, les querelles sottes, dissipaient la méfiance et la haine. Quelle que soit leur condition, les malades nerveux, étant les plus impressionnables, sont ceux qui réagissent le plus vite aux courants de sympathie ou d’antipathie. Le procédé de mon père était très simple. Il disait que la maladie chronique est un mauvais hôte, qu’il faut s’occuper d’elle le moins possible, ne pas se laisser surmonter par elle, poursuivre tant qu’on le peut ses occupations ordinaires, ne pas secouer ses responsabilités familiales, bref» faire son ménage» comme en temps normal.
— C’est là une affaire d’entraînement, je vous assure, — poursuivait l’auteur de Sapho. — Je ne crois pas que je puisse guérir, Charcot ne le croit pas non plus ; et cependant je m’arrange toujours comme si mes sacrées douleurs allaient me quitter demain matin.
— Allez, monsieur Daudet, interrompait l’ingénieur russe, vous avez de bons yeux. Mais si vous les perdiez… comme j’ai perdu les miens…
— Cher monsieur, vous n’ignorez pas — et tous les médecins ici vous le répéteront avec moi — que les troubles oculaires du tabès ne sont pas définitifs. Il se peut très bien que vous retrouviez la vue aussi rapidement qu’elle vous a quitté.
— C’est exact, interrompait notre cher ami d’Agen, Edouard
Belloc, une des natures les plus fines et les plus aimantes que
j’aie rencontrées ici-bas. — L’an dernier j’ai été aveugle pendant
une semaine. Je me désolais, quand un beau matin les
objets me sont redevenus sensibles, d’abord à la périphérie
d’un grand cercle noir, qui est allé se rétrécissant. J’ai
retrouvé le monde extérieur avec plaisir, je vous en réponds.
Ma pendule, le papier de ma chambre, tout me semblait nouveau
et magnifique.
— La cécité n’est pas la plus rude épreuve, — ajouta celui
qui ne pouvait dormir plus de deux heures. — Le pire est
d’avoir dans l’esprit une rumeur de foule qui se sauve à travers
la nuit. Imaginez le bruit d’une eau dont toutes les gouttes
seraient vivantes.