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DEVANT LA DOULEUR

à la disparition de leurs muscles et des mouvements correspondants : « Docteur, docteur, je ne puis plus lever le bras que jusqu’ici… Docteur, le champ de mon effort est encore rétréci depuis hier. Je ne puis plus soulever la chaise que je soulevais avant-hier. »

Les remarques que suscitait Montaigne étaient nombreuses et variées. Les névropathes sont grands lecteurs. Ils connaissent leur affaire, les phases par lesquelles ils doivent passer, les complications qui les menacent, les traitements que l’on peut essayer. Ils ergotent, et l’auteur des Essais est le roi des ergoteurs, puisqu’il mêle à ses bavardages délicieux jusqu’aux auteurs de l’antiquité. Ces caquets d’un coliquard sublime avaient donc le plus grand succès. La lecture ne durait jamais longtemps, une demi-heure tout au plus. Mon père avait à un très haut point le sentiment de la fatigue d’autrui, de la capacité d’attention qu’il convient de ne pas dépasser. Il ne laissait pas non plus les commentateurs se perdre dans des discours oiseux. Mais, le livre une fois fermé, les gens venaient le consulter sur les répercussions morales de leur maladie, lui exposer leurs doutes, leurs scrupules, leurs remords, leurs difficultés familiales. C’est, je pense, de ces innombrables confessions qu’est né chez lui le projet du « marchand de bonheur ».

Souvent, en remontant dans nos chambres, il s’avouait excédé de tant de confidences et me priait de lui lire à mon tour une page de Pascal ou de Bossuet, nos deux auteurs de secours, si l’on peut dire. De lit à lit, car nos chambres communiquaient, nous échangions nos impressions en évitant les noms propres ; les murs des hôtels ont des oreilles. Nous récoltions chaque jour la substance de dix romans, tous plus impossibles à écrire les uns que les autres. Ainsi me vint de loin l’idée de la Lutte, — où il est question à la fois de la tuberculose et du morphinisme, — et de la Mésentente, qui traite de la frigidité conjugale. Mais le grand sujet sur lequel nous revenions sans cesse et que nous nous étions promis d’attaquer un jour — hélas ! — en collaboration, c’était celui des rapports du physique et du moral, ou mieux de la domination du physique par le moral. L’avenir de la médecine nerveuse est là. Nous possédons, avec la volonté, une force de pétrissage, de réfection, de refonte organique dont nous ne soupçonnons pas encore l’importance. J’ap-