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L’ANTIMILITARISME

— Oh ! mon vieux, je suis frais ! Mais c’est encore une blague. Si, si, c’est une blague, puisque vous rigolez.

D’ailleurs le civil fut de bonne foi et ne reconnut pas d’Esparbès. À quoi tient la destinée ! S’il avait menti et reconnu d’Esparbès, celui-ci ne serait pas devenu administrateur du musée de Fontainebleau.

En ce temps-là, il n’y avait pas d’antimilitarisme dans les casernes de Paris. Chacun y accomplissait son service ponctuellement, sans aigreur. Notre colonel, étant Corse, avait attiré un grand nombre de ses compatriotes, adjudants, sergents-majors, simples soldats, que leurs camarades traitaient quelquefois de « corsicos » et de « mangeurs de châtaignes » sans qu’il en résultât de fâcheuses querelles. Soit qu’ils fussent particulièrement douillets, soit que la médecine les intéressât, ces insulaires gradés nous prenaient tout le temps des consultations sur les bobos, rhumatismes, saignements de nez qui les tourmentaient.

« Élève médecin, je ne puis pas faire ça. » L’homme tentait d’accomplir un mouvement compliqué, puis y renonçait avec une grimace.

— Eh bien ! sergent, ne le faites pas.

— Mais à quoi ça tient, élève médecin ?

— À la nature peccante de vos humeurs.

Meige ayant eu la faiblesse de s’intéresser à l’anthrax d’un sergent-major, dut le panser pendant quinze jours de suite. L’autre s’informait sans cesse de l’état du « germe », demandait si le « germe » était parti, s’il n’allait pas revenir. En attendant, c’était Meige qui revenait au quartier, mais sans plaisir, je vous en réponds.

Il n’y avait pas encore d’antimilitarisme dans les casernes de Paris et cependant le ferment existait. Trois ouvrages en témoignent : le Cavalier Miserey, d’Abel Hermant, le plus nocif et le plus sournois, où la haine du petit mandarin de normale contre le chef militaire est très virulente. C’est le seul ouvrage d’Hermant qui ait de l’accent, de la sincérité, qui ne soit pas un truquage, ni une interversion, ni une transposition hallucinatoire, ni un cauchemar gelé. Sous-Offs, de Lucien Descaves, livre amer, vigoureux, pessimiste, conçu selon la formule du naturalisme d’alors. On y devine un sentiment du devoir,