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KELSCH ET VILLEMIX

semblaient des impulsions isolées, sporadiques, des bizarreries dont il eût été ridicule de s’inquiéter. Ceux qui, comme Sarcey, protestaient dans la presse, le faisaient de la façon la plus lourde, la plus maladroite, la plus déplaisante, en appelant d’abord les juges et les gendarmes à la rescousse, au lieu de recourir à des raisons, en maudissant au lieu de réfuter. Ainsi, vers 1889, s’amoncelait peu à peu en silence, dans la pénombre des cénacles littéraires et sorbonicoles, le sinistre orage qui devait éclater huit ans plus tard.

Le matin, sauf exception, nous allions au Val-de-Grâce, alors admirablement tenu, hôpital modèle entre tous, où professaient des maîtres de premier ordre parmi lesquels je citerai un Villemin, un Kelsch, un du Cazal.

Le professeur Kelsch était petit, d’aspect timide, avec deux yeux pénétrants dans un visage étroit et pileux. Il parlait comme Potain, à voix presque basse, et comme Potain il joignait à l’instinct médical irrésistible la plus haute culture scientifique. Sa bonté, sa douceur étaient extrêmes, sauf quant aux nécessités du service. J’ai passé en sa compagnie des heures délicieuses, car chaque malade devenait pour lui l’occasion d’une substantielle causerie, où il nous transmettait le meilleur de son expérience. Il allait trottinant le long des escaliers, traversant les immenses cours, les multiples salles qui relevaient de sa juridiction clinique, revêtu de la longue blouse grise qui lui donnait l’air d’un modeste peintre en bâtiment, son képi, d’où les galons se détachaient, sur la tête, suivi du sergent Brochet, qui prenait note des régimes et des observations culinaires. Ensuite, de son même pas égal, il faisait le tour des chambres d’officiers. Partout il portait la consolation, l’encouragement, le conseil amical et tendre. Partout il écoutait avec patience les plaintes et les pressants appels de l’humanité souffrante, qui tendait les bras vers lui comme vers la suprême espérance. Car tous connaissaient sa maîtrise et tous songeaient : « Si celui-là ne peut rien pour moi, c’est que mon mal est incurable ».

— Allons, mon capitaine, un peu de patience. Vous en sortirez, je vous le promets.

— Sans opération, monsieur le principal ?

— Avec une petite opération que nous ferons, si vous le voulez bien, demain matin.