Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/343

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

centaine de forbans chargés par le gouvernement allemand de préparer en France la guerre prochaine, la guerre de rapine, d’exaction, d’expropriation. L’avenir enregistrera ce fait indéniable que la prétendue liberté de la presse n’aura servi qu’à enchaîner les journaux aux manieurs d’argent. Cela se fait de mille manières, et notamment par la publicité. Les grandes sociétés de crédit organisent à frais communs un bureau dit « de la presse », qui subordonne celle-ci à la finance. Or, depuis le traité de Francfort, les ficelles de la finance internationale sont précisément à Francfort, à Berlin et à Vienne. On voit d’ici les conséquences.

De quelque côté que l’on se tourne, on remarque à la fois une abondante floraison d’intelligences diverses, de talents réels, et le mauvais emploi de ces intelligences et de ces talents. Le réseau social français a subi une sorte de glissement, de déplacement, qui fait que personne n’est à son poste et que les capacités n’ont pas d’emploi. Ce déplacement a une cause politique. Un jeune homme de génie le sait déjà : Charles Maurras. Mais il est inconnu, il vit isolé, ne fréquentant que quelques poètes, sans influence et sans organe, porteur d’une vérité essentielle qui n’éclatera que vingt ans plus tard, au milieu d’un enthousiasme et de difficultés inouïs, à la veille d’une conflagration européenne sans précédent.

L’anarchie, qui est dans les institutions depuis le Quatre-Septembre et au delà, a passé en vingt ans dans les esprits et dans les mœurs. Tous les jeunes gens en sont plus ou moins imprégnés, surtout dans le monde des Facultés et des Écoles. C’est le développement naturel du libéralisme de nos pères, de l’individualisme démocratique, du personnalisme huguenot et de la centralisation à outrance. Du cerveau des écrivains romantiques, l’anarchie descend dans la rue. Ravachol, Émile Henry, Vaillant, Caserio, les protagonistes de la bombe et du surin, ont l’air d’être sortis des pages des Misérables, en passant par le cours de chimie à l’école du soir et la boutique du coutelier.

Ravachol était une sorte de vagabond, théoricien et anticlérical, qui commença par dévaliser et assassiner un ermite. Il pensait, comme Hugo, Eugène Sue, Michelet et Zola, que les Jésuites étaient la cause de l’obscurantisme et que, pour libérer l’univers, il fallait « couper les curés en deux ». Il avait établi