Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/344

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un plan d’alimentation uniforme de la société, d’après lequel chaque citoyen avait droit, chaque jour, à une certaine quantité de macaroni et de beurre. Il proscrivait le vin, l’alcool et la viande et prônait la dynamite et le vol, qualifié bien entendu de « reprise sociale ». C’était en somme un primaire exaspéré par de mauvaises lectures et de pires fréquentations.

Émile Henry appartenait à un milieu plus relevé. Il avait une éducation moyenne, un visage frêle de jeune fille chlorotique et quelque instruction. Il lança sur la terrasse du café Terminus une bombe qui fit plusieurs victimes.

Vaillant, le moins antipathique des trois, était un ouvrier candide qui avait pris au sérieux les promesses de la démocratie révolutionnaire. Déçu dans ses illusions politiques, il jeta sa bombe en pleine séance de la Chambre des députés, où elle blessa légèrement plusieurs parlementaires et fit la réputation du président Dupuy, grâce au mot célèbre : « La séance continue… » Hélas ! oui, elle a continué.

Si ces trois révoltés, au lieu de passer inconsidérément aux actes, s’étaient contentés de développer des thèmes violents dans les réunions publiques, s’ils avaient suivi la filière habituelle, qui va de la casquette à pont et des espadrilles au journalisme, en passant par la police correctionnelle, une belle carrière s’ouvrait devant eux. À chaque embranchement, ils eussent changé de tailleurs et de chaussettes ; de nouveaux groupes de conservateurs se fussent ébahis de leur conversion et eussent recherché leur appui avec leur amitié.

Tous trois furent guillotinés, entre 1892 et 1894, comme de simples ci-devant l’avaient été cent ans plus tôt. Ceux dont les doctrines politiques les avaient engendrés, aussi sûrement que la poule produit l’œuf, ou le gland le chêne, allaient répétant : « Ils sont très intéressants, mais la société doit se défendre ».

« Pardon, pardon, — ripostaient de jeunes logiciens, parmi lesquels Maurice Barrès, Marcel Schwob, Édouard Julia et celui qui écrit ces lignes. — Ces anarchistes font une application un peu hardie des Droits de l’Homme dont vous vivez, messieurs leurs bourreaux, et voilà tout. » Mais on ne nous écoutait guère, pas plus qu’on n’écoutait Drumont, lequel venait de fonder la Libre Parole et écrivait là-dessus de