Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/345

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superbes articles, farcis d’histoire, dans cette tonalité sombre et or qui relève ses meilleures pages.

Les discussions devinrent encore plus vives et plus falotes au moment de l’assassinat du président Carnot par Caserio. Caran d’Ache a immortalisé l’aspect ligneux et verni du pauvre président Carnot, qui eut cette destinée inouïe de trépasser entre les bras de Charles Formentin, un des hommes les plus impropres à cette fonction héroïque et émouvante. Je sais bien que je préférerais le couteau de l’anthropophage à la suprême vision, pendant mon agonie, de Charles Formentin. Mais le président Carnot n’eut pas le choix. Je lui avais rendu visite deux ans auparavant à l’Élysée, en compagnie de ce fourbe de Lockroy, dans une circonstance solennelle. Il m’avait fait l’effet d’un homme simple, timide et bon. Rien en lui ne présageait qu’il dût mourir comme Henri IV ou César. C’est pourtant ce qui est arrivé.

Le lendemain de ce meurtre invraisemblable, une quinzaine de personnes se trouvaient réunies autour de la table hospitalière de Champrosay. Les uns s’indignaient. Les autres tiraient des conclusions philosophiques. Deux ou trois, de la jeune génération, gardaient le silence. Mon père les interrogea. Il lui fut répondu qu’à une fonction exceptionnelle correspondent des risques exceptionnels et que le grand aïeul Carnot en avait fait à Lyon de bien plus dures que Caserio. Ce fut le signal d’une discussion, longue et orageuse, dont les méandres me sont demeurés très présents, et qui exprimait à merveille le désarroi intellectuel de cette bizarre époque. Parmi ces écrivains d’âges divers, aucune pensée directrice, aucun argument politique solide. C’était le pur gâchis de l’idéologie dans le vide, ou des impressions personnelles. Coppée citait les Évangiles, Mariéton citait Shakespeare, Schwob citait Kropotkine, un quatrième Stirner, un cinquième les Reclus. Quelle cacophonie ! On admirait l’orgueil de l’assassin songeant, quelques minutes avant le crime, devant les illuminations de la ville de Lyon : « Tout à l’heure, j’éteindrai tout cela ». Goncourt déclara dans un silence : « Que d’affreux monuments, que de mauvaise sculpture au bout d’un semblable événement ! Si Caserio eût été un artiste, cette perspective eût retenu son bras ». Cette réflexion détendit les humeurs.