Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/356

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Biographe des existences opprimées, tourmentées ou manquées, — Poil de carotte, le Pain de ménage, l’Écornifleur, il déclarait ne pouvoir supporter que les gens tout d’une pièce et déterminés. Le bruit court qu’il a laissé des cahiers de notes d’une grande crudité, où sont ses impressions au jour le jour sur les uns et les autres. Voilà une collection qui serait bien intéressante à consulter. Je présume que ce recueil ne doit pas être exceptionnellement tendre ni indulgent. Mais qui sait ce qui se passait au juste derrière le haut front bombé et les yeux froids de Jules Renard ? Il n’a livré son secret à personne, pas même à Byvanck.

Un jour, au cours d’une conversation littéraire qui n’avançait pas, — car nous nous inhibions tous les deux, étant séparés par plusieurs précipices, — je découvris avec amusement, dans Renard, un anticlérical à la Homais. Il réfutait aigrement le bon Dieu, à l’aide de la chimie, de la physique et même de l’histoire naturelle. Comme je riais, il faillit se fâcher, lui placide d’ordinaire, et me déclara tout de go qu’il haïssait : 1° les nobles, 2° les curés, 3° les riches, et qu’il voudrait les voir tous à la lanterne. Il devint ainsi, pendant une bonne demi-heure, un personnage de ses Philippe et je le regardais maintenant avec une certaine stupeur. C’est ce qui lui fit écrire rageusement, à je ne sais plus quel endroit, que « la République est solide et Léon Daudet perd son encre ».

Il racontait qu’il avait eu une jeunesse très malheureuse et qu’il avait beaucoup souffert. Je me suis demandé depuis si sa souffrance ne lui venait pas de la contradiction profonde qui existait entre ses aspirations intellectuelles et ses moyens d’expression, assez courts, s’il ne se piquait pas, et cruellement, à son propre dard. Il aurait voulu, disait-il quelquefois, être directeur de conscience et chef d’école d’un grand nombre de jeunes gens. Il faut pour cela une personnalité forte, riche, expansive. Renard était une personnalité pauvre, griffue, sans générosité, et qui s’en rendait compte. Il ne faisait grâce à son plus intime ami ni d’un faux pas, ni d’un petit travers, et il supposait toujours, chez autrui, la mauvaise pensée. Quel sombre, sombre pessimiste ! Quand je pense qu’il y a eu des serins pour le ranger parmi les auteurs gais ! Je rêve d’un pastiche de son cher La Bruyère : « On voit des hommes, dans