Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/370

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ou des récits, cependant peu hilarants, de Goblet. On eut la fâcheuse idée de conduire ce sympathique avorton au Righi Kulm. À peine débarqué sur la plate-forme battue par les vents, il fut pris de suffocations. Je crus qu’il allait rendre l’âme et je dis à Lockroy : « Mettez-le dans votre poche. Au moins, là, il mourra au chaud ». Heureusement qu’un train de descente était prêt. On y installa, sous ma surveillance médicale, le minuscule René, car tel était son prénom et sa famille l’appelait « Renette ». À peine à 800 mètres d’altitude, ça allait déjà mieux et il murmurait en ouvrant la bouche, comme un pauvre petit poisson : « Amendement… Freycinet… Pointage… bureau… »

Lockroy a eu plusieurs secrétaires : un nommé Malepeyre que je n’ai pas connu, aujourd’hui fonctionnaire important au ministère de la Justice, le juif Gustave Ollendorff ; Georges Payelle, aujourd’hui premier président à la Cour des Comptes, homme habile, agréable et lettré, qui a fait sa carrière avec la gratitude, comme d’autres la font avec le contraire ; Dauriac, poète de talent, aujourd’hui à la Bibliothèque nationale ; le Juif Ignace, avocat et député.

Gustave Ollendorff était le frère de l’éditeur. Il était blond et rose, frisé, bavard, cordial, sans venin. Il était encore en fonctions quand son patron prit le ministère du Commerce. Je l’ai entendu haranguer des industriels au Grand Hôtel, avec un aplomb et une faconde admirables, sans connaître le premier mot de la question qu’il traitait. La plus belle carrière s’ouvrait devant lui. Il appartenait à une tribu évidemment très supérieure à celle d’Ignace. Or, un beau jour, Lockroy, sur je ne sais quel rapport administratif, signifia brutalement son congé à ce malheureux. Ollendorff pria, pleura, supplia, s’humilia de toutes manières. Lockroy demeura inflexible. J’eus alors l’occasion d’observer, chez ce prétendu vaudevilliste, une cruauté de bourreau turc, dans le genre de cet Ahmed le boucher dont il a écrit, assez agréablement, la terrible histoire. Ahuri, abruti, n’y comprenant rien, Gustave Ollendorff tomba malade et mourut.

Quant aux Reinach, je n’ai eu avec eux que de rares et superficielles rencontres, suffisantes néanmoins pour me donner l’envie de ne pas les revoir. Théodore Reinach fréquentait chez