Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/375

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à Wagner, en passant par Beethoven, Schumann et Chopin. Il faisait revivre leur style, leur magie personnelle, leurs intentions sur le clavier : « Ils vont se lever du bois sonore. C’est certain. Je le jure. Tiens, écoute ça ». Vlan ! de ses doigts forts et souples de marin breton, il ressuscitait Iphigénie, Yseult, le vieux Rhin, Carmen et le reste. Un ouragan de sons se déchaînait, emportant en tourbillons, comme dans les estampes, des silhouettes de guerriers, d’amoureux et d’amoureuses, de chasseurs, des perspectives de mer, de fleuve et de forêt.

Cependant, maître de ces ondes, Gouzien, secouant sa tête chevelue, comme Neptune, ne cessait de parler et d’admirer : « Hein ! cet accord, ce fa dièse, est-ce assez beau, — il répétait la note, en cinglant la touche, — assez inattendu et en même temps commandé, ordonné de toute éternité par le bon Dieu de la musique. » Sous ses coups, le piano devenait un orchestre, où chaque instrument reprenait sa voix et son rôle. Il n’avait aucun parti pris, aussi fou d’un chant de pâtre catalan que d’une savante pièce de Bach ; mais son goût était infaillible, dans le classique et dans le moderne. Il déclarait : « Ça c’est bon, ça c’est mauvais, très mauvais, exécrable, à vomir ». Timidement une dame objectait :

— Pourtant, monsieur Gouzien, j’avais toujours pensé que Meyerbcer…

— Était le dernier des ânes. Vous aviez raison, madame. Et voilà pourquoi et comment ce malheureux, ce criminel, est le dernier des ânes.

Il exécutait sa démonstration séance tenante, courbé en avant, se rejetant en arrière, faisant saisir sur le vif, au plus obtus, toutes les nuances de sa critique.

Il avait composé lui-même, sur de vieilles chansons populaires, sur des vers de Gautier, de Hugo, de Leconte de Lisle, d’Alphonse Daudet, de Méry, sur des légendes bretonnes, un grand nombre de délicieuses mélodies que nous réclamions les unes après les autres.

— Gouzien, les Filles de Landernette.

— Gouzien, Près du lac bleu.

— Gouzien, Enfant aux airs d’impératrice…

La complainte de saint Nicolas : Ils étaient trois petits