Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/376

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enfants, qui s’en allaient glaner aux champs, Gouzien la détaillait avec un style incomparable, qui donnait le frisson à ses auditeurs. Impossible d’exprimer comme lui la majesté du couplet final :

Et le saint étendit trois doigts.
Les p’tits se r’levèrent tous les trois !…

Notre Gouzien prêtait à ce petit drame une ampleur tragique, un goût de miracle. Il n’était pas moins remarquable dans la veine comique, s’esclaffant alors d’un rire immense et contagieux, au récit de ses propres farces. Car il prenait l’existence comme un jeu noble et divers, où l’andante, l’allégro non troppo, le scherzo devaient se succéder ou s’entremêler suivant les destinées, les tempéraments et les circonstances. Il avait connu, chéri, distrait, ranimé de sa bonne humeur incomparable tous ceux qui comptaient dans sa génération et dans la précédente, tous les inquiets, tous les tourmentés de l’art. Il exaltait leurs qualités, leurs vertus, faisait l’ombre sur leurs défauts. Quel optimiste ! Jamais une parole de doute, ou de blâme ne tombait de sa bouche harmonieuse, sur le nom d’un de ses amis ou de ses camarades.

Chaque année, il allait en Bretagne, se retremper, se ressaisir, au milieu des gens de mer, des paysans dont il percevait le rythme profond, près de cet Océan qu’il appelait « le roi des musiciens », sous la lune « qui met tout en mineur ». Il rapportait de Plougastel-Daoulas de belles histoires, des motifs émouvants, des observations amusantes et fines. Georges Hugo et moi ne nous lassions ni de l’interroger, ni de le faire parler ou chanter. Il fallait voir la mine des bons Guernesiais admis à l’écouter. Un peu étonnés d’abord de ce débordement de vie et de chansons, ils finissaient par l’admirer et par s’attacher à lui. On ne pouvait pas ne pas adorer Armand Gouzien.

C’est à Guernesey même, après une soirée où il s’était surpassé, que la mort est venue le prendre brutalement, l’arracher à notre tendresse, à sa femme, à sa fille, artistes comme lui et qui faisaient son légitime orgueil.

Malgré mes protestations superstitieuses, il avait joué de neuf à onze heures et, qui pis est, mimé de nombreux fragments d’un compositeur juif, célèbre sous le second Empire, et