Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/384

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de l’épicière, tenant la tête légèrement inclinée, confit en mélancolie et en politesse.

— Tu vas attraper un rhume. Tu as les pieds dans l’eau.

— Bah ! les grenadiers de Napoléon en ont vu d’autres. Laisse-moi tranquille. Tu vas me faire tout manquer.

Tel le pêcheur à la ligne qu’on dérange au moment où ça mord.

Ses mésaventures étaient nombreuses. Un soir, relancé dans une soupente, à Auteuil, par une grosse dame ivre de rage, à cause du retard motivé de sa jeune bonne, Caran avait fui en chaussettes, à peine pantalonné, ses bottines à la main. Il racontait cela avec gravité, ajoutant que la concierge émue s’était montrée maternelle pour lui, l’avait recueilli dans la loge.

— Je me suis aperçu seulement alors qu’elle avait une ravissante poitrine. C’est d’lole, ça, t’sais.

Il y avait en lui du Valmont, un Valmont retouché par Restif et, comme disait Forain, du marchand de jouets. Son ingéniosité était extrême. Je l’ai vu organiser en villégiature une maison hantée, avec feux follets, traînées de lumière, apparition, d’une fertilité d’agencement, de truquage extraordinaire. Il était diaboliquement habile de ses gros doigts pâles, tremblants, aux ongles polis, qu’il soignait autant que sa raie. S’appelant de son vrai nom Poiret, descendant d’un soldat de l’Empire qui s’était marié en Russie, il symbolisait ethniquement, physiologiquement, psychologiquement, l’alliance franco-russe. Il chantait à miracle les mélopées lentes et tristes des bateliers du Volga, les marches scandées des cosaques. La vie militaire l’amusait ; non content de la piger dans ses croquis, en traits inoubliables, il la mimait avec fidélité, depuis Dumanet jusqu’au général, notant le comique, mais aussi le noble et l’héroïque, avec un tact exquis. Il était patriote enflammé. Je le vois encore, assis à son établi, dessinant ou décalquant une page de têtes d’aigles à la ressemblance de Guillaume II. Car il utilisait les gravures des livres d’enfants pour ses merveilleuses bêtes domestiques ou féroces et procédait par retouches successives d’un poncif qu’il animait peu à peu. Tout en travaillant, il injuriait le Kaiser : « Cabotin… crapule… gueule d’empeigne… En a-t-il une moustache d’idiot, regarde-moi