Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/385

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ça !… » C’était le moment de l’alliance russe, en 1894. Caran d’Ache se multipliait. Il montrait les cœurs volant entre la France et la Russie, par-dessus l’Allemagne irritée, et je me rappelle une gentille Alsacienne qui serrait ces gracieux messages contre ses seins, comme un paquet d’oubliés. Quand un détail d’uniforme lui manquait, ce scrupuleux garçon le recherchait, feuilletait nerveusement les albums militaires qui composaient son répertoire technique. Il était aidé dans sa tâche par son fidèle Savine, un Slave aimable, barbu, subtil et discret, qui lui faisait la lecture pendant qu’il dessinait.

Il n’était pas de taquineries dont Forain ne criblât Caran, lequel supportait tout avec placidité, se contentant de murmurer de temps à autre : « Peux-tu étl’embêtant, tout de même, mon pauvl’ami. » Mais il admirait son tourmenteur et ses inventions verbales l’enchantaient. Puis, tout à coup, laissant le frivole, ces deux grands artistes s’entretenaient de leur métier et s’élevaient, Forain par ses formules, Caran par ses constatations aiguës, jusqu’aux sommets de l’art. J’ai gardé le souvenir d’une de ces causeries, sous les étoiles, au bord de la mer, où Forain fut étourdissant. Mais comment fixer l’étincelle, le jet, la déflagration de cette intelligence universelle ? Puis il y a l’accent, traînard ici et faubourien, là incisif comme un bistouri, le haussement d’épaules, le mouvement des mains cherchant à modeler l’insaisissable, la manière abrégée, semi ardente, semi gouailleuse, le « allons donc, allons donc ! » précédant un court silence, suivi, lui-même, d’un formidable, d’un irrésistible argument.

— Où va-t-il chercher tout ça ?… s’écriait un sot.

— Mais dans tes boyaux, mon pauvre vieux ! Tu ne vois donc pas que c’est ta stupidité qui m’excite.

À quelqu’un qui l’interrogeait sur sa méthode de travail : « Je fais un dessin, puis je l’écoute. »

D’une dame importante, républicaine et mal élevée : « C’est une de ces personnes qui croient que la politesse faisait partie des privilèges abolis par la Révolution ».

À un confrère malheureux qui ne parvenait pas à vendre ses « académies » de Montmartroises : « Fiche-leur des bas noirs et tu m’en diras des nouvelles ».

Il n’y a qu’à feuilleter ses albums, notamment ceux de la vie