Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/425

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de Pelletan. Si ces lignes tombent sous les yeux de Fernand de Rodays, elles lui feront un sensible plaisir. Il s’écriera : « Je l’avais bien dit ! »

Finalement, après bien des secousses, bien des querelles et bien des bouleversements, ce fut le doux et tranquille Calmette qui évinça ses deux tourmenteurs et devint directeur effectif de ce Figaro qu’il aimait tant. Nous le retrouverons au moment de l’Affaire.

Vers l’époque des démêlés épiques entre Rodays et Périvier, se place un scandale de presse, connu sous le nom d’affaire Lebaudy. Ce fut l’effondrement d’un redoutable personnage qui avait obtenu, de l’aveuglement obstiné de Magnard, la rubrique de la politique extérieure au Figaro, Rosenthal, dit Jacques Saint-Cère. Imaginez un colosse noir, barbu, lippu, aux yeux de jais, mélange hideux de Turc et d’Hébreu, qui marchait la main en avant : cupidité et cordialité. Il avait la voix caressante, chose horrible, et des grâces de pédicure bavarois. Bien qu’il ne fût pas né en Allemagne, il était dans la politique allemande jusqu’au cou, féru de Bismarck, et l’on parlait couramment de son entente certaine avec Lothar Bucher et Lindau, les deux chiens de presse du vieux de Varzin. Il ne manquait pas de tour de main, ni de ruse. Il desservait la France à la douce, poursuivant de sa raillerie et de ses calomnies, dans un journal conservateur comme le Figaro, les diplomates et hommes d’État susceptibles de la renseigner. Il était aussi le féal du ministre germanophile Witte et par conséquent l’ennemi de l’alliance franco-russe, qu’il avait charge de miner, sinon de détruire. Renseigné de première main sur tous les dessous diplomatiques, il excellait à soulever des difficultés, d’un air innocent, à compromettre des tiers, en un mot à servir la Wilhelmstrasse. Au quai d’Orsay, je l’ai su de bonne source, il était classé comme « très dangereux ». Averti de tous les côtés sur les risques d’une telle collaboration, Francis Magnard n’avait rien voulu entendre. Rosenthal l’amusait comme échantillon de pourriture, comme spécimen de la dégradation humaine.

Jacques Saint-Cère était un juif prodigue et ostentatoire. Il tenait table ouverte — une excellente table — entretenait simultanément deux ou trois concubines, qu’il convient de