Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/427

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reur de ce juif de Saint-Cère. Faites tout de suite, et pour demain matin, un article soigné sur ce misérable ». Il ajouta héroïquement : « Un homme à la mer. Le bateau continue sa route ».

— Que vous a-t-il demandé ? — me dit à voix basse Antonin Périvier. — Un article sur Saint-Cère, je parie. J’allais vous faire la même proposition. Le Figaro doit immédiatement se désolidariser d’avec ce maître chanteur.

Pour la première fois les codirecteurs étaient d’accord. J’éprouvai un vrai plaisir à exécuter cette canaille de Rosenthal, à la place même où il avait tant de fois dupé son public et nui à mon pays. Il y a tout de même, dans l’existence, de bons moments.

Autres bons moments, les audiences du procès Lebaudy à la police correctionnelle. Le magistrat qui dirigeait les débats, avec fermeté et équité, était visiblement au courant de tous les dessous de cette affaire très ramifiée et désireux de procéder à un bon et complet nettoyage. Il avait, en même temps, du coup d’œil, beaucoup de tact et le sentiment des distinctions à établir entre les inculpés. Il fut indulgent pour un comparse, un bon gros garçon du journalisme et du roman-feuilleton, compromis dans cette sinistre aventure par imprudence et qui comparut avec des yeux embués de larmes, la sincère expression du repentir. Il ne fut pas sévère pour un pauvre diable encore jeune, sanglé dans sa redingote, qui avait des antécédents assez honorables et un nom jusqu’alors sans tache. Il fut impitoyable pour Cesti et Saint-Cère. Le premier, une de ces bêtes de l’ombre comme il en rôde à travers la société, avait un masque d’oiseau de proie, le regard louche et la voix fausse. Il n’eût fichtre pas été agréable de le rencontrer au coin d’un bois à partir de neuf heures du soir, si l’on avait oublié d’emporter son revolver. J’ignore ce que ce gaillard-là est devenu depuis, mais il faisait peur. Quant à Rosenthal dit Saint-Cère, il jouait la comédie classique de l’innocent persécuté, appuyé sur une canne-béquille, effondré physiquement, mais gardant l’œil féroce et la volonté de compromettre le plus de gens possible, d’emporter cinq ou six copains dans le tourbillon de sa noyade. Ce qui frappait le plus en lui, c’était sa faculté de mensonge. Il mentait comme le taureau fonce, sans se soucier du vraisem-