Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/434

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qu’à lui infliger un secret pour le surprendre ensuite. Les dames agissent de même vis-à-vis des messieurs. Si c’est ça les amours du Nord, alors vivent Roméo et Juliette, vivent Don Quichotte et Dulcinée du Toboso !

Aujourd’hui les psycho-tortillons d’Hilde Wangel, de Brand, de Peer Gynt, de Rosmer, du vieux Solness, architecte des tours-maisons et des tourneboulés, de Jean-Gabriel Borkmann entendant des pas dans son plafond, nous font hausser les épaules et ne nous en imposent plus. Nous nous rendons compte que ces enseignes recouvrent fréquemment un poncif studieux, que ces emballages compliqués ne renferment, les trois quarts du temps, qu’un thème assez vulgaire. Ibsen organise un vide pneumatique, apporte une cloche immense pour l’agonie d’une petite souris ou d’un vieux lapin. Mais, il y a vingt ans, le tout Paris des répétitions générales tombait en extase devant les moindres propos de ces fils et filles de la manie solitaire et du septentrion. À la première révélation de Rosmersholm, la maison où « l’on tue le bonheur » et qui jouit d’un pont révélateur de l’état d’âme de ses habitants, une sociétaire connue de la Comédie-Française s’évanouit d’admiration. Enfoncés Shakespeare et Racine ! Seul Henrik Ibsen — exigez le k — était descendu, sa lampe d’huile de phoque à la main, dans les cryptes de l’âme humaine et en avait rapporté de définitives stalactites. En vain, Lemaître essayait-il, avec son lumineux bon sens des bords de la Loire, de ramener les convulsionnaires ibséniens à la logique et à la raison. Ceux-ci ne voulaient rien entendre et le traitaient de superficiel, voire d’ignorant. Que voulait ce natif de Tavers au palpitant génie des fjords ?

Chose terrible chez un auteur dramatique : Ibsen n’a pas de ligne ; il n’a pas de perspective. Ses personnages sont des énervés que le tintement de la sonnette, la baisse de la lampe mettent hors d’eux-mêmes, aussi bien qu’une parole maladroite, ou qu’un soupçon injustifié. On s’est demandé si ses femmes étaient des caractères du Nord, ou des figures géométrico-sentimentales formées dans son imagination, « dans les cellules secrètes de l’esprit ». J’incline vers la seconde hypothèse. Elles sont des anémiques forcenées, des convalescentes frénétiques, chez qui tout retentit à l’excès. Leurs amours et leurs haines pour personnes pâles manquent de sang et de muscles, aussi