Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/435

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

de cette harmonie de croissance et de décroissance, de ce rythme intérieur qui existe chez les créatures quasi polaires, aussi bien que chez celles de l’extrême Midi. Depuis que Taine a disparu, nous croyons beaucoup moins aux conditions climatériques, comme dominantes de la nature humaine. Ibsen n’a même pas été le peintre des animaux à sang froid. Pour dire toute ma pensée, il n’a jamais peint que lui-même, que la projection de ses douloureuses chimères. D’où sa monotonie fastidieuse.

Sous vingt formes assez peu différentes, cet analyste, chez qui la saccade est la règle, nous a montré les tiraillements de consciences rugueuses et hantées, entre le devoir et le désir, un devoir vague, un désir chiche, les balancés des sens et de la timidité, des attractions intellectuelles et des répulsions physiques, le tout dans un décor monotone de tables à thé et de bibliothèques, où les chaises prennent des airs de chaires à prêcher. Ses hommes supérieurs apparaissent comme des dévergondés de l’esprit, comme des bohémiens de la culture, sans attaches ni points de repos, sans havre ni espérance. J’entends bien qu’ils scrutent le « problème vital ». Mais c’est précisément cette perpétuelle remise à l’étude des éléments premiers qui finit par les figer dans des mouvements automatiques, pour leur ôter tout intérêt. Les types créés par Ibsen ne demeurent pas dans la mémoire. Lui-même nous apparaît assez semblable à ce diable « fondeur de boutons », dont il parle quelque part, et qui rejette au moule, sans trêve, des physionomies de même forme, de même grimace, des tempéraments de même structure. La tension hagarde, l’obsession, la courbature, tels sont les grands ressorts du théâtre ibsénien. Aussi, tous ces accablés du destin, tous ces déchirés de l’incertitude, hommes et femmes, ont-ils tout le temps l’envie de s’en aller, de se sauver, par la porte, par la fenêtre, de tomber du toit, de se jeter dans le ravin, en un mot de se fuir eux-mêmes. Pendant le premier acte, on s’intéresse presque à eux. Ils surprennent. Au deuxième acte, on les prend tous en grippe. Au troisième, ils apparaissent ainsi que d’épouvantables raseurs, pour qui toute catastrophe sera pain bénit. Leur néant leur remonte à mesure. Ils étaient nés avec la pire tare, qui tenait de leur créateur littéraire : le manque de joie. Ternes et gris dans la douleur, ils