Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/451

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aplatis, d’un blond fade grisonnant, couvrant un front inquiet et plissé, au-dessous duquel s’ouvrent deux orbites bleuâtres. On ne distingue pas les regards. Une bouche mauvaise, cachée dans une moustache et une barbe pisseuses, des joues creuses, un corps efflanqué complètent cette silhouette de noyé mondain. Il a trois bouées sur lesquelles il s’appuie : l’Académie, la Revue des Deux Mondes et les Lectures pour tous. Littérairement, c’est le néant. On ne peut citer de lui ni un mot juste, ni une vue originale, ni une ligne en français. Habillé de gris quant au style, il est invisible à un mètre. Il est sans goût, sans odeur et sans forme, mais non sans bile acrimonieuse et envieuse. Elle coule, certainement à son insu, en filets saumâtres et ruisselets jaunâtres, tout autour de lui. On voudrait crier à l’Université sa nourrice : « Emportez-le et changez-le ! Il est trempé ». À la lettre, Doumic pue le fiel.

À la ville comme à la campagne, il joue les consciencieux et les malheureux, voire les inconsolables. Cependant, il n’a qu’un plan, qu’un souci : évincer, dénigrer, dépecer les confrères. Dans une attitude de bedeau confit, à la porte des hommes en situation et en renom, il attend quoi ? Que ces rivaux meurent.

Son bonheur, c’est l’enterrement. Son appétit, c’est le catafalque. Il soupire : « Au moins, celui-là ne me primera plus ». Quand c’est son tour de l’éloge funèbre, il tremble de joie, son papier à la main, et les gens songent : « Comme il a du chagrin ! » Nul ne déguste le trépas du prochain avec une contrition si gourmande. Nul ne place plus d’espérance et d’ambition dans la case vide, bordée de noir.

Derrière Doumic, quelque chose remue. Ce quelque chose est son gendre Gillet, conférencier lui-même, érudit et conservateur du château et du musée de Châalis, au pays enchanté que célébra le féerique Nerval. D’une voix hennissante, prolongée, langoureuse, en ponctuant, en s’écoutant, Gillet discute sur l’esthétique florentine et met Ruskin à la portée des gens du monde. Penché en avant, les mains croisées sous les pans de son habit, à la façon d’un examinateur aveugle, Doumic écoute cet exposé, puis, se retournant, remet à Gillet respectueux une boule blanche.

À qui demandera comment ce néant de Doumic a fait figure