Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/46

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— Eh ! laisse-le courir, Alphonse, ton bonhomme. Il retrouvera bien son chemin tout seul.

— Madame, un petit oiseau de plus n’a jamais, de mémoire d’homme, donné une indigestion à un enfant.

— Mon brave Léon, regarde ce pont. Il avait été construit par le grand saint Benézet… Réponse : « Oh ! tout ça, monsieur Mistral, je sais bien que c’est de la légende. »

Aussi j’ai toujours ri, et de bon cœur, en entendant des imbéciles déclarer que l’œuvre de Mistral et de ses amis était toute de bibliothèque, fermée au profane, une expérience en vase clos, une invention de cénacle. Jamais poèmes, jamais épopées, jamais hymnes de passion ou de nostalgie, jamais récits tendrement ironiques, frangés de lumière, ne furent plus directement mêlés à la vie ambiante, empruntés plus spontanément à la circonstance qu’ils magnifiaient, à la minute d’or et d’argent qu’ils rendaient éternelle. Il était là, le réalisme vrai, le réalisme de chez nous, porté par quelques bonnes et solides têtes qui connaissaient la nomenclature de tous les instruments des métiers champêtres, les noms des sites et des moindres cours d’eau, et qui ne séparaient pas de la couleur et de l’odeur du pain le fin visage ambré ou pâli de la boulangère. Le contact des félibres majoraux, fondateurs et mainteneurs de la grande œuvre qui rend un peuple à ses traditions, c’était l’école de la beauté. À rebours du jacobinisme et du nivellement démocratique, à rebours de la laideur naturaliste, ces poètes inspirés travaillaient pour la grande patrie en travaillant pour la petite. Mais il aura fallu un demi-siècle pour que leur admirable labeur fût compris à fond, pour que son sens réactionnaire apparût. Du point de vue de l’Ordre, en effet, reviviscence c’est Restauration.

Mistral d’abord, et c’est justice… J’ai connu l’ancienne maison où mourut sa mère, proche de celle qu’il habite aujourd’hui avec son incomparable compagne. Sur la cheminée du salon il y avait une petite tarasque, dont la tête mobile se balançait d’effrayante façon. L’arrivée de mon père était aussitôt le signal du répit, des promenades aux Baux, en Avignon, en Arles, à Vaucluse, à travers une région historique et légendaire dont les moindres pierres tirent leur gloire d’une strophe ou d’une allusion de Mireille, de Calendal, de Nerte, de la Reine Jeanne, du Poème du Rhône. C’est au cours de ces parties, je crois bien,