Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/47

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que j’ai pris le goût des auberges du chemin, fertiles en surprises amusantes, en rencontres pittoresques et où la nourriture est souvent exquise. Mais qu’en faisaient-ils en quelques minutes, juste ciel, les « beaux diseurs », de l’accueillante auberge envahie par eux !… Un concert de chansons et de récits, auquel se joignaient bientôt, attirés par la sympathie irrésistible de la race, de la jeunesse et du langage, le patron, la patronne, les autres consommateurs, les filles de service. Aucune familiarité, aucune trivialité. Pour entendre Mistral réciter ses vers, de sa voix si nette et harmonieuse, la cuisinière, la poêle à la main, manquait de rater l’omelette, le verseur de Tavel s’arrêtait, sa bouteille de rubis en l’air. Chez toi, Provence, la fraternité n’est pas un vain mot, grâce à ces cadres sociaux, à ces usages familiaux maintenus par une longue tradition ensoleillée !

Il m’est impossible de passer par Saint-Rémy, ou de suivre la route qui va des Baux à Fontvieille, sans revoir aussitôt cette petite troupe glorieuse, aujourd’hui décimée par la mort. Les années ont passé sur Mistral sans modifier son regard ni sa voix, son port si noble ni son sourire. N’ayant jamais quitté Maillane, il est dans le fameux village comme dans sa maison ; toutes les pierres et tous les tournants y sont en quelque sorte humanisés par sa présence. Son ombre projetée est partout. On l’a comparé souvent à Gœthe. Il est lui-même. Ce qui frappe le plus, dans ses propos, c’est l’harmonie des plans, la perspective qu’il a dans l’esprit, comme un descendant d’aïeux qui ont longtemps contemplé le ciel étoilé et la plaine. Tel il était il y a trente ans, et plus loin encore dans mon souvenir, jugeant équitablement les hommes et les choses, célébrant son pays et poursuivant avec méthode son plan de reconstruction provinciale, dont ses amis eux-mêmes n’apercevaient peut-être pas toute l’ampleur. Il est clair, limpide comme la source, mais profond, et sa bonhomie n’exclut pas la méfiance.

À Paris on le discutait, on harcelait mon père : « Pourquoi n’écrit-il pas en français, votre Mistral ? Relever la langue d’oc, un patois, c’est une chimère, c’est un rêve… Daudet, votre amitié vous aveugle sur l’importance de ce mouvement. » On a vu depuis qu’au contraire l’œuvre de Mistral était et est des moins chimériques, des plus utiles qui soient. Le maître de