Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/478

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Dans le monde des affaires, on arrive à son bureau vers les dix heures, on le quitte à une heure de l’après-midi. Même manège de quatre à six, avec l’interruption du sacro-saint tea. La part faite aux exercices physiques et aux devoirs de société est considérable. Les relations jouent un rôle plus grand que chez nous. Sous leurs dehors froids et réservés, qui sont une condition de confort moral, nos voisins et alliés dissimulent une sorte de frénésie de la fréquentation. Sortant chaque soir à Londres, en pleine saison, pendant un mois, j’ai retrouvé chaque soir, dans trente maisons différentes, la même cinquantaine de personnes, toujours enchantées d’être réunies : « How do ? — And you ?… » Que de fins et gracieux visages et que de jolies mains parmi les filles de Shakespeare, de Dickens, de Thackeray et de Meredith ! Quel est l’imbécile qui a dit que les Anglaises avaient de grands pieds ? Elles ont les plus jolis, les plus cambrés, les plus fins du monde et elles se chaussent à ravir.

La délicieuse Mme Palmer, morte aujourd’hui, apportait à ces réunions une beauté fluide, transparente, à la Burne Jones, avec des yeux d’aigue-marine et une expression de bonté féerique. Elle et ses émules étaient comme des fleurs vives après la rosée du matin. Ce côté humide et frais, de nymphe surprise entre les roseaux, appartient en propre à la femme et à la jeune fille anglaise. Leur langage, qui est un chant d’oiseau, sied divinement à leurs lèvres d’un arc si pur. On comprend, en les voyant et en les écoutant, la lignée ailée de poètes de la femme, âme et corps, qui illustrèrent les deux règnes littéraires des reines Élisabeth et Victoria. On comprend ce lyrisme euphuique, ce ploiement de lianes des héroïnes de Shelley, de Tennyson et de Browning. Toutes semblent les sœurs palpitantes des légères biches du parc de Windsor. Ces ravissantes personnes sont souvent terriblement cultivées. Elles vous parlent avec avidité de Flaubert et de Maupassant, de Verlaine et de Hanotaux, des ouvrages de M. de Broglie et de ceux du marquis de Séguiour ou, comme nous disons, de Ségur ; de la cour de Louis-Philippe et de celle de Napoléon III ; mais ce qu’il faut, c’est savourer leur chant, c’est suivre le geste adorable qui remonte le bracelet, le gant ou le châle ; c’est épier le retour d’un rire enfantin, spontané, sans rapport avec le sujet de la