Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/484

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poids énormes, — Meredith ne voulait pas qu’on fît de sa maladie chronique, un sujet de conversation ni de compassion. Il avait soin de la représenter comme un empêchement accidentel, une luxation survenue la veille ou l’avant-veille : « Vous avez été médecin, mon cher Léon Daudet ; cela signifie que vous ne comprenez rien du tout aux souffrances des gens, ah ! ah ! que vous ne les écoutez même plus. C’est bien mieux ainsi. Il est rassurant pour le malade que le médecin n’écoute jamais ses doléances. J’ai des amis, — n’est-ce pas Maxse ? — qui n’ont pas été guéris autrement ».

Il lui était déplaisant qu’on estropiât les noms propres. L’amiral Maxse s’obstinait à appeler Schwob « mossier Schwaba ». Meredith le reprenait, en épelant à pleins poumons : « S, tcé, ha, dobble you, o, bi. » Cependant que Henry James, enchanté, rejetait la tête en arrière et riait de tout son cœur.

Pendant notre séjour à Londres, Meredith fit l’effort de venir de Boxhill, dîner et passer la soirée avec nous. À l’appel de mon père et de Henry James, un grand nombre de ses admirateurs étaient accourus pour lui rendre hommage. Car, s’il n’avait pas atteint le très grand public, — ce qui, de son vivant, vu la forme de sa pensée, était difficile, — il possédait cependant la gloire la plus enviable : une suprématie reconnue par l’élite. Je renonce à exprimer la beauté, la suprême élégance de ce vieillard nerveux et sagace, au front couronné par le génie, accueillant ces hommages et remerciant d’un sourire. C’est la plus haute expression de la civilisation, quand la beauté féminine entoure et salue l’intelligence créatrice et subtile. Il y eut là quelques heures d’une discrète apothéose, à laquelle le grand homme parut sensible. Mais il arrivera pour Meredith ce qui est arrivé pour Stendhal. Dans cinquante ans d’ici, ses prétendues obscurités qui ne sont que des ellipses à double évolution, seront éclaircies. Ses personnages rayonneront de l’intense lumière dorée des chefs-d’œuvre. Ses Comédiens tragiques, l’Égoïste, le Mariage ahurissant, Diana of the Crossway susciteront une foule de commentateurs. Leur auteur apparaîtra comme le Rembrandt de la splendeur écrite, comme un des révélateurs de l’homme à l’homme.

Ceux qui prétendent que le roman a fait son temps se trom-