Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/49

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— Encore une, mon Théodore, encore une !

Alphonse Daudet frémissait de plaisir, le visage tourné vers Aubanel, qui récitait maintenant : le Bal, « le Diable rit dans le hallier », ou les sublimes Forgerons, ou la pièce déchirante :

D’en haut alors, d’en haut j’ai dévalé
Le long de la mer et des grandes ondes,
Et j’ai couru comme un déconsolé,
Et par son nom tout un jour l’ai criée.

On apportait une dernière bouteille, la vraie, la bonne, celle dont il était question depuis le matin, car il faut parler de choses excellentes et la vigne aussi a sa noblesse. Maintenant Mistral se levait :

Elle descend, les yeux baissés, les escaliers de Saint-Trophime ou le Tambour d’Arcole, ou la Renaissance, l’appel à toutes les provinces du Midi, suivant la mère Provence qui a battu l’aubade, et le hardi refrain :

Nous en plein jour
Voulons parler toujours
La langue du « Miéjour »,
Voilà le Félibrige.
Nous en plein jour
Voulons parler toujours
La langue du « Miéjour ».
Ça, c’est le droit majeur !

Je remarquais bien qu’à Paris les amis littéraires se déchiraient souvent les uns les autres, au lieu qu’ici, sauf les bisbilles traditionnelles entre Roumanille et Aubanel et les sorties non moins traditionnelles de Paul Arène, il y avait entre ces poètes une affection vraie. Roumanille était un beau et charmant vieillard, d’une grande et pénétrante finesse, d’une bonté égale, et l’idée qu’il était fâché avec Aubanel et qu’Aubanel était fâché avec lui me chagrinait tellement que je n’écoutais pas quand l’un ou l’autre exposait ses griefs à mon père. Destiné à des polémiques plutôt rudes et à des guerres sans merci, j’ai toujours eu horreur des disputes, surtout entre gens qui s’aiment bien. La vie est si brève, la colère si insignifiante et la rancune un fardeau si vain.

C’est ainsi qu’Arène, avec ses rats, a navré bien des fins de