Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/48

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Maillane est pour la moitié dans la superbe résistance de l’Alsace-Lorraine. C’est aux armes forgées par lui, à ses méthodes, à ses principes qu’ont eu recours les mainteneurs malgré tout de l’âme héroïque de l’Alsace, de ses coutumes, de ses aspirations. Poète et le plus doué de tous, Hugo compris, sans comparaison possible, Mistral connaît en outre les secrets de la cité et ceux du verbe, les moyens d’étayer la cité par le verbe et réciproquement. C’est un sorcier, au sens étymologique du mot, un trouveur d’ondes jaillissantes. Il ne frappe pas en vain le roc stérile. Si vous voulez mon avis, Mistral est bien grand, mais l’avenir le fera plus grand encore. Dans les abris posés et chantés par lui, les nations opprimées iront, au cours des âges, chercher un refuge contre la force brutale. Dictionnaire, poèmes, drames, propagande, fêtes commémoratives, costumes, allocutions, exemple de la longue vie passée au même endroit, tombeau, tout cela se complète et défie le temps et l’oubli.

Aubanel était petit, d’aspect socratique, mais éclairé par la flamme étrange qu’il portait en lui. Récitant ses poèmes de la Miougrano et des Filles d’Avignon à la Barthelasse, au jour tombant, chez l’hôtelière Mme Satragno, devant la ville dorée et fière, il transportait ses auditeurs. Jamais peut-être l’amour physique déchirant, passionné, puis se perdant en ondes nostalgiques, n’a eu un interprète pareil à ce catholique pratiquant, de qui l’ardeur lyrique n’allait pas sans scrupules, sans remords. À ceux qui ne l’ont pas lu et entendu demeurera fermée la volupté de ces paysages méridionaux, cadres prêts pour les silhouettes de femmes, inoubliables passantes à la courbe nerveuse, aux yeux noirs ainsi que des raisins. Cette odeur de thym et de miel qui flotte autour des jolies Provençales, quand elles ont dansé et couru, elle est dans les poèmes d’Aubanel. On y retrouve les mouvements des bras nus portant la cruche ainsi qu’une amphore et la tendre crispation des pieds blancs qu’ont les danseuses de Botticelli. Mêlés aux jeux de la lumière, la possession puis l’arrachement gardent quelque chose de grave et de doux, comme un chant de pâtre au crépuscule. La beauté qui cède, puis se reprend, hante et plie les cœurs à jamais. La nuit descendait sur les Doms, sur Villeneuve et sur les remparts d’Avignon. Le cours du Rhône semblait plus rapide, manteau d’argent jeté sur la fuite de l’heure.