Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/510

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fausset, usé et comme lointain, qui ne manquait pas de saveur. Le grand régal, la fête des fêtes, c’était quand il lisait un poème de Ronsard ou de Villon, tenant le livre de la main gauche, remuant légèrement les doigts de la main droite et accentuant, détachant les finales. Sa fine compréhension, son acuité littéraire, passaient dans l’âme de ses auditeurs. Naturellement clarificateur, il balançait le chef-d’œuvre dans une lumière vocale de cristal et d’or, il en faisait briller toutes les facettes. Nous disions : « Quel dommage que Ronsard ne soit plus là, comme il serait content !… Ah ! si Villon pouvait entendre ça ! »

Mais le plus haut degré de l’art de diction de Lemaître a été atteint, un soir d’été, au coucher du soleil, au bord de la Loire, au château de La Roche, chez ma mère. L’air, le pays, les souvenirs, l’humide dorure du fleuve ensablé, transportaient le grand critique, ami des lignes nettes. Les sonnets à Cassandre, à Hélène, à Marie,

par qui je fus trois ans en servage à Bourgueil,
sortirent du livre, recomposèrent soudain les formes gracieuses, les beaux corps souples des trois inspiratrices. On les vit flotter sur les rives, on entendit l’accent même de celui qui les aima pour tant de siècles. Il semblait qu’on palpât, qu’on touchât la prolongation littéraire, sinon l’immortalité, de ces amoureuses sorties du tombeau, le bas de leurs jupes de soie ou de laine. Trop court mirage, vite enfui !

Chez Mme de Loynes, le dîner était à 7 heures 1/2 précises, à l’ancienne mode. On sortait de table à 9 heures. On n’attendait jamais le retardataire, quel qu’il fût. C’était la règle salutaire de la maison, sans laquelle il n’est pas de rôti cuit à point, ni de gastronomie possible. Après le repas, les dames et les non fumeurs se groupaient au salon autour de notre amie, les fumeurs s’entassaient dans l’antichambre. La sonnette tintait. Les habitués de la soirée arrivaient et tout de suite, tout chauds, tout bouillants, se mêlaient à la conversation, apportaient le dernier potin de la Chambre, des théâtres, de Paris en général. Il fallait fréquenter avenue des Champs-Élysées pour connaître le dessous des cartes et l’envers, comique ou tragique, des événements. En même temps, il se faisait là une