Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/527

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dit l’argot, « un peu là ». Il mangeait goulûment, ôtant et remettant son monocle, où jouaient les feux du lustre, sobre en paroles et dédaigneux de ce qu’il appelait « des sénilités ». Sa science historique lui permettait de coller en deux mots, comme on donne une chiquenaude à un singe, Roujon, d’Avenel ou Henry Houssaye, lequel faisait alors : « ah ! oui, ah ! » en caressant sa barbe.

Quand la belle fille de Syveton, élégante et fine comme un iris blanc, dut épouser un certain M. Ménard, terne et silencieux chafouin, le dîner des fiançailles eut lieu chez Mme de Loynes. Ce fut une soirée très animée, où la jeunesse, le charme de la fiancée, la fortune politique commençante de Syveton semblaient autant d’heureux présages. Après le repas, il y eut au billard une grande partie de bloquette, où Lemaître l’emporta sur Syveton et s’excusa avec bonhomie : « J’ai joué aussi mal que possible pour le faire gagner, mais il est tellement maladroit qu’il m’a été impossible de perdre ». Cependant que Mme Syveton d’une massive beauté de Junon anversoise, exposait à Mme de Loynes, avec un assez fort accent belge, ses projets d’avenir. La soirée, qui traditionnellement cessait, avenue des Champs-Élysées, à onze heures un quart, se prolongea jusqu’à minuit.

Plus homme de couloirs et de profits immédiats que Syveton, Dausset était aussi moins captivant. Petit, rond et bosselé comme une saucisse crépinette, assez jovial, bien intentionné, désireux de jouer un rôle, d’être quelqu’un, de placer son mot, il parlait avec volubilité et donnait, je ne sais pourquoi, envie de le mystifier. Henri Vaugeois, son vieux copain, à qui je parlais de cette envie, d’ailleurs toute platonique chez moi, m’assurait qu’en effet le philosophe Georges Dumas et lui avaient jadis monté à Dausset des bateaux invraisemblables, homériques. Cela est d’autant plus singulier qu’il y a en Dausset un psychologue nullement négligeable et très ami de l’analyse. Ses camarades abusaient de cette propension et inventaient ainsi des cheveux, qu’ils lui donnaient à couper en quatre, des cas de conscience extravagants. Le futur président du Conseil municipal tombait dans ces panneaux avec un grand sérieux. La supériorité intellectuelle et énergique de Syveton, visible à l’œil nu, rendait Dausset bougon et renfrogné. Lemaître cher-