Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/526

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décoration, de place, de protection, de quoi que ce fût. Je ne lui ai jamais demandé, à cette divine amie, que d’être contente, de rire et de se bien porter. Quand il lui est arrivé de m’interroger sur ce que je pensais de telle situation, de telle direction politique, je le lui ai dit sans ambages et quelquefois sans ménagements ; car de pareilles natures ont droit à la sincérité, à la redoutable, à l’amère, mais roborative sincérité.

Avenue des Champs-Élysées, les impérialistes abondaient et la première fois que je traitai Émile Ollivier, encore vivant et palabrant, de funeste vieille bête bavarde, ce fut une manière de scandale. Mon oncle leva les bras au ciel, Houssaye faillit s’étrangler avec son Champagne. Vandal allégua, en clignant des paupières, au bout de son grand corps maigre d’échassier cordial, qu’il n’avait jamais ouï viscère si éloquent que ce cœur léger. Je me rappelle la gaieté de Lemaître, tout ragaillardi par mon sacrilège, et que les propos d’Ollivier agaçaient : « Absolument, mais parfaitement », disait le bon Calmette, estomaqué, et l’on ne savait si ces conciliants adverbes s’appliquaient à l’excellence ou à la nocivité d’Émile Ollivier. Une autre fois, m’étant élevé contre les épouvantables aliments qu’on triturait chez la princesse Mathilde et contre l’ennui prodigieux de ses réceptions rue de Berri, je crus que le plafond allait crouler, par les geysers d’indignation qui jaillissaient de tous côtés. Mais l’analyse culinaire des plats effrayants, froidement servis, chez la fille de Jérôme et sœur de Plonplon, par cinquante valets en culotte rouge, amusait tellement Mme de Loynes qu’il me fut impossible de m’arrêter.

« Messieurs, disait Lemaître, Léon est un lyrique. Nul ne peut en vouloir à un lyrique. »

Syveton venait irrégulièrement chez Mme de Loynes, tantôt seul, tantôt accompagné de l’opulente Mme Syveton. Nous avions été condisciples à Louis-le-Grand, sur les bancs de la rhétorique et de la philosophie. Il n’avait pas changé. C’était toujours le même garçon solide, à la grosse voix, au visage attentif et froid, à l’œil pénétrant, « plombant les imbéciles », comme dit Philippe Brideau dans un Ménage de garçon, et attentif aux réalités. Son rire était particulier, serré entre la gorge et les mâchoires, comparable au grognement d’un lion, dont il avait la musculature, l’échine mobile et l’intrépidité. Il était, comme