Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/538

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Quelqu’un répondait : « Madame, n’est-il pas déjà venu la semaine dernière ?

— Mais si, le pauvre. Il avait l’air si content en partant !

— Nous étions contents aussi quand il est parti. »

Cette plaisanterie était très vilaine, car Thiébaud n’était pas, somme toute, un raseur. Il avait des discours, rentrés depuis un certain nombre d’années, à placer, voilà tout. Il tenait aussi à se justifier de son attitude aux environs de 1900 et à se laver des calomnies abjectes, répandues à ce moment-là contre lui. En outre, il attachait aux manœuvres de police, au cabinet noir, au pouvoir occulte, à la franc-maçonnerie, etc., une importance que, pour ma part, j’ai toujours trouvée exagérée. Il abusait des contes de bonne femme à l’usage des personnes crédules et il attribuait trop facilement des projets homicides à tel ou tel. Je n’oublierai jamais le ton nostalgique avec lequel il prononçait ces mots : « Du temps que la Sûreté générale me faisait suivre… » Ou encore : « Le général me fit venir et me dit… Je lui répliquai… Il insista… Si l’on m’avait écouté… »

Oh ! ce « si l’on m’avait écouté !… », avec quelle amertume le lançait l’ancien révisionniste, promenant autour de lui des regards incandescents ! Ses échecs électoraux, terriblement réitérés, le perçaient comme des coups de poignard. Il était persuadé qu’avec lui à la Chambre, la France était sauvée, et qu’elle était perdue sans lui. Quand il trouvait, après le repas, un bon jeune homme, ou un provincial, ou un timide, il lui démontrait cette évidence en cinq secs. Avec moi, il savait qu’il n’y avait rien à faire. Je me serais plutôt sauvé, entre ses jambes, à quatre pattes. Il demeurait alors rue de Verneuil et, quelquefois, quand nous nous retirions, ma femme et moi, il nous disait : « Je vous accompagne. J’habite si près de chez vous. Je ne vous embête pas au moins ?

— Mais non. Mais comment pouvez-vous croire ? » Sitôt dans le fiacre, il nous déclamait du Hugo inférieur ou du sous-Corneille, afin de nous prouver que l’amour des lettres n’était pas tout à fait mort chez lui. Puis il soupirait : « C’est bête de vieillir, sans avoir réalisé ce que l’on souhaitait ». Là-dessus, il descendait vivement et disparaissait dans les ténèbres, comme dans cet oubli qu’il détestait.