Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/547

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d’une pénétration qu’un compliment n’eût pas détournée. Bien souvent ceux qui se croyaient les plus malins se mordirent les doigts de ne pas avoir écouté ses avis. Syveton, bien que porté au mépris des dames — comme il disait — la consultait et admirait infiniment son bon sens. Elle eût été à la hauteur de toutes les situations, comme de toutes les conjonctures. De temps en temps il tombait de ses lèvres une formule magistrale, un concentré d’expérience, que l’on pouvait méditer longtemps. Cependant elle n’avait rien d’une précieuse et elle plaisantait les philosophantes. « Est-il bien nécessaire d’avoir lu Spinoza, monsieur Lemaître, pour compter avec sa blanchisseuse ? »

Son bonheur, c’était d’aller déjeuner ou dîner au cabaret, en compagnie de ses amis. Elle observait les voisins et faisait à voix basse, en termes elliptiques, sur eux, toutes sortes de réflexions gaies et judicieuses.

Le soir des élections de 1902, qui furent une déconvenue pour la Patrie française, nous vit au café de la Paix, elle, Lemaître, Judet et moi. De minute en minute arrivaient les premiers résultats, qui n’étaient pas précisément régalants. Judet en descendait dans ses pantalons de drap militaire, Lemaître devenait mousu et je commençais à rager ferme. Les transparents lumineux de l’Écho de Paris, aperçus à travers les vitres, ajoutaient au marasme. Ce fut Mme de Loynes qui nous remonta, nous rappela qu’il n’était pas nécessaire de réussir pour persévérer — selon le mot du Taciturne — et finit même par nous rasséréner. J’admirais son optimisme, sa force d’âme, sa foi dans les destinées du pays. Après le repas, je lui donnai le bras, Lemaître et Judet suivant, et la conduisis rue de Grammont, au siège central de la Ligue, parmi la foule qui encombrait les rues. Il y avait là Godefroy Cavaignac, Coppée, Dausset, Syveton et une nuée de secrétaires, occupés à colliger les télégrammes des provinces. Que de mines longues et déconfites ! Spronck, à l’aide de calculs compliqués et chinois, essayait de démontrer que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais l’arithmétique, bafouée par l’excellent garçon, se vengeait cruellement, je dois le dire. Je conseillai à Mme de Loynes de ne pas prolonger plus avant cette veillée assez funèbre et de rentrer chez elle, ce qu’elle fit.