Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/558

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— Mais il ne fait pas de toilette, — objectait Lemaître. — J’ai vu une fois, dans son galetas, un pot à eau ébréché et poussiéreux, où moisissait une chaussette rapiécée. »

Faguet avait pris la suite de Lemaître au feuilleton dramatique des Débats. Le journal avait certes perdu au change. La critique de Lemaître était une merveille de lucidité et de finesse, égayée de maint sourire ; celle de Faguet sans barre ni boussole, d’un arbitraire ahurissant, telle qu’une dislocation de clown funèbre. Quand Lemaître lui demandait pourquoi il avait égalé Cyrano de Bergerac aux plus grands chefs-d’œuvre de l’art dramatique, Faguet se contentait de rire niaisement en enflant les joues et en toussant. Quel hérédo, ce pauvre bonhomme, quel égaré, quel somnambule ! Néanmoins, on doit regretter sa disparition, et il jetait, dans le pâle troupeau académique, une note archaïque, crasseuse et savoureuse.

Dans le clan de la jeunesse brillait André Beaunier, compagnon et complice de nos mauvaises plaisanteries. Il passait déjà pour un des premiers journalistes de sa génération et Lemaître le prisait fort. Sa caractéristique est, avec l’esprit naturel et le sentiment profond des intérêts de son pays, le courage intellectuel sous toutes ses formes. Il ne lâche ni ses amis, ni ses idées, ni ses convictions, ni, ce qui est très bien, ses ennemis. C’est une conscience très droite et c’est un homme. On s’en rendra compte de plus en plus au jour où la France appauvrie, hélas ! fera le rappel de ses valeurs. L’École normale, qui l’a formé, n’a inculqué, à ce fervent lettré, aucun pédantisme. Physiquement, il est petit, imberbe, avec des yeux compréhensifs et perçants, la voix haute et un rire joyeux.

Grosjean, député des provinces de l’Est, est un être frêle et qu’on sent tenace, tel que construit en fil de fer, laborieux, appliqué. Il entrait sans faire de bruit, plaçait son mot, causait peu et à voix basse dans les coins, disparaissait de même. Il venait chez Mme de Loynes comme à une commission parlementaire. D’ailleurs il n’est ni terne, ni indifférent, mais on ne le connaît pas plus à la trentième rencontre qu’à la première. Il fait partie de ceux que j’appellerais le désespoir du psychologue, comme il y a une fleur qui s’appelle le désespoir du peintre.

Quand Déroulède revint d’exil, accompagné de son fidèle Marcel Habert, son premier « dîner prié », comme il nous le