Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/559

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disait, fut chez notre amie. Cet homme brave et bon, au masque de chevalier mâtiné d’Émile Augier — le chantre des notaires, — à la parole entraînante et presque trop facile, à la cordialité rapide, soutenue, chaude, avait tous les dehors d’un chef. Par malheur, il n’en avait ni la pondération, ni la lucidité, ni l’autorité intellectuelle. Capable de mener une foule nulle part, il était incapable d’entraîner un esprit supérieur ou simplement réfléchi. Il avait à la fois le goût de la formule et l’horreur de la précision. Il m’apparut que les acclamations lui suffisaient et qu’il vivait dans un irréel complet, hanté d’aspirations vagues et de chers souvenirs. Le repas fut très gai, Marcel Habert, le meilleur des hommes, donnant la réplique à son patron, et Lemaître guidant Déroulède sur les terrains anecdotiques, où il était le plus à son avantage. La causerie vint sur Maurras auquel Déroulède — d’après un poncif enfantin, alors courant — accordait la puissance géniale de la pensée, de la dialectique, en lui refusant le sens de l’action et du possible ou de l’impossible. Mon opinion étant tout autre, j’essayai de démontrer que, chez Maurras, la pensée et l’action sont une même déflagration de la personnalité la plus forte et la plus complète qu’il m’ait été donné de rencontrer. Lemaître abondait dans mon sens. Déroulède, tout chaud encore des bravos de la gare d’Orléans, nous contredisait par des arguments à côté et qui ne portaient point. Il y eut ainsi quelques minutes d’écart entre nos avis, qui jetèrent un tout petit froid. Déjà la chère Mme de Loynes s’inquiétait et nous faisait des yeux suppliants. Mais il y eut une diversion gastronomique et la discussion prit un autre tour.

Après le repas, dans l’antichambre où se succédaient les coups de sonnette et les arrivées, Déroulède me reprit à partie. Je le laissai aller, sentant la complète vanité de lui opposer des raisons, car tout le verbal gambetto-romantique de 1871 à 1880 se pressait sur ses lèvres agiles. Détaché désormais de ses arguments, dont le désarroi me faisait de la peine, je cherchais à me le définir, lui, comme type d’une génération sans cervelle. Il savourait ses formules et ses mots, ainsi que l’enfant fait d’une crème au chocolat, puis il faisait silence un moment, pour me laisser le temps de m’ébahir. Alentour, Houssaye branlait sa grande barbe, je ne sais qui approuvait bruyamment