Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/569

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Meyer ouvrait chaque lettre, la parcourait, l’annotait, la passait à « Monsieur Schmoll », gros garçon pas bête, à la mine réjouie, chargé — usons d’une antiphrase — de toutes les commissions « délicates » du patron. Cette besogne achevée, le directeur du Gaulois se remettait entre les mains de son coiffeur, pour l’opération suivante : relèvement et fixation en coques des longs cheveux formant chignon autour d’une étincelante calvitie. L’homme de l’art prenait respectueusement ces filaments, que les compatriotes orientaux de Meyer rejoignaient en cadenettes, les courbait sur le peigne à l’aide d’un fer chaud, leur donnait le pli onde d’une bougie de bois, les aspergeait d’eau de Cologne, puis les lissait et relissait avec amour. Pendant ce temps, le caniche chocolat poussait de petits aboiements plaintifs et Meyer faisait les yeux blancs, les mains sur ses paperasses, ainsi qu’un caissier qu’on chatouille. Apparaissaient, de 10 heures à midi, des hommes d’affaires mystérieux, en schein, en as, en poulo, en cohn et tronc de cohn, introduits par des portes dérobées ainsi que dans la Tour de Nesle, puis ressortis en rasant les murs. À midi et demi, le roi hébreu de la rue Drouot se mettait en marche vers le Café anglais, où l’attendaient quelques débris du second Empire, ragaillardis par la présence de Capus ou d’un auteur à la mode. Après le repas, rentrée, sieste ou fournisseurs, puis visites à des personnes généralement titrées, riches, ou considérées comme influentes, et combinaisons de toute sorte, dont l’histoire anecdotique serait infinie. À 5 heures, invariablement, Meyer arrivait à son journal, contigu à son appartement, et s’occupait avec son secrétaire de rédaction, Foucher, Mazereau ou un autre, puis recevait les visiteurs et visiteuses dans son cabinet en rotonde, « éminemment parisien », dont les fenêtres donnent sur le boulevard. À 7 heures un quart, il allait s’habiller pour le dîner en ville, ou le spectacle et revenait encore, mais cette fois assez engourdi et somnolent, dans ses bureaux, jusqu’à minuit, minuit et demi. Le tout entremêlé d’aphorismes tels que : « La ponctualité est le parachèvement de l’homme du monde », ou encore : « Le sentiment de la haute politesse m’a sauvé », ou encore : « Quand on est sans ancêtres, il faut racheter cela par une autorité naturelle et du décorum. »

Le bon Robert Mitchell — qui signait Desmoulins — était