Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/578

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dix heures à une heure du matin — de crainte que Teste ne s’obstinât.

Or Teste s’obstinait. Il ouvrait son tiroir, empoignait deux boules de gomme, le refermait violemment, avalait les boules, déplaçait son tromblon, dont le poil se hérissait d’effroi, frappait la table de sa grande palette de main, osseuse et velue : « Quant à d’Audiffret-Pasquier, je me contentai de lui montrer la fenêtre et je lui dis : Monsieur le Duc, prenez garde à la Révolution ». Puis, s’interrompant : « Les deuxièmes épreuves de monsieur Duquesnel, sacreblotte, et plus vite que ça ! » De Maizières endormi sursautait. Mazereau disparaissait en coup de vent. Teste se levait et s’avançait menaçant vers moi, le bras étendu : « La Révolution, monsieur le Duc, elle est là qui gronde à dix pas de vous. Si vous ne la distinguez pas encore, c’est parce qu’elle marche sur un tapis de velours, je veux dire sur votre Constitution ». De quel ton amer et sarcastique Teste lançait ce « votre Constitution » ! Ici un silence. Il attendait l’effet de sa phrase, puis mezzo voce : « Je vous apporte, moi, ma solution, la seule : dissoudre l’Assemblée et convoquer carrément les États Généraux, en tenant compte, ceci est essentiel, des charges différentes supportées, depuis un siècle, par les différents corps ». Me sentant compromis et admonesté, en compagnie du duc Pasquier, je répondais : « Certainement, mais parbleu ! oui, sans doute. » Le tromblon rasséréné se déshérissait.

Cette révolution qu’il jugeait, comme il disait, « de plus en plus imminente » était la grande préoccupation de Teste. Il était résolu, aux premiers signes d’une pareille tempête, à gagner l’étranger avec son trésor, qu’il appelait « ses quatre sous ». L’idée que la défense de la société était assurée par le Gaulois, lui-même ainsi défendu par Teste, me remplissait d’une joie sans mélange. Ce vieux, en état continuel de hargne et de panique, arbitraire en ses prémisses et absurde en ses conclusions, me représentait toute une génération.

Il faut vous dire que Teste, dans son rôle de chien du commissaire, coupant, rognant, sabrant à tort et à travers, tyrannique et insensé, rageur, bilieux, rancunier comme une concierge et loquace comme une pie borgne, était détesté — sans calembour — au Gaulois. On l’appelait la mouche du patron,