Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/579

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ce qui était injuste car il n’était pas rapporteur, mais il avait l’âme d’un antique pion aigri. Il se croyait quelqu’un d’intermédiaire entre Cavour et le Père Joseph, le cerveau méconnu du pays et l’arbitre ignoré de la politique européenne. « Un vieux diplomate de ma trempe », répétait-il en suçant sa moustache blanche. Je pense que, dès qu’on le laissait seul, il faisait un discours à son chapeau, immortel étui d’une cervelle aussi importante. Il l’appelait avec orgueil « mon couvre-chef ». Nous avions projeté de mettre dedans un inoffensif pétard, qu’il eût sûrement pris pour une bombe anarchiste ; mais il le couvait de si près que le projet échoua. Heureusement, car je crois que Teste, devant ce préliminaire du « chambardement général » — autre expression de lui — serait mort de peur.

De temps en temps, notre réviseur était autorisé par Meyer à écrire un article de tête. Il commençait par le parler pendant une huitaine de jours, puis « le mettait sur le chantier », avec son tromblon par-dessus, le polissait et le repolissait, selon le conseil de Boileau. Le résultat était un informe amas de considérations politiques embrouillées, auxquelles nul ne pouvait comprendre goutte. Il eût déplu à Teste que son lecteur saisît sa pensée, qu’il ne saisissait pas lui-même. D’un air malin et gourmand, il questionnait ses collaborateurs : « Vous avez trouvé cela clair ? — Mais oui, très clair. — Ça prouve que vous ne m’avez pas lu. — Mais si. — Eh bien, qu’est-ce que j’ai voulu dire ? — Qu’il fallait reviser la Constitution. — Parbleu, je m’en doutais ! J’ai voulu dire qu’il ne fallait pas la reviser. Elle est irrévisable. Là était précisément l’erreur de Wallon. J’avais averti Wallon mille fois. Il déjeunait alors, comme moi, dans un petit caboulot de Montmartre, aujourd’hui remplacé par un mercier… »

Cette idée de repas en commun excitait Teste, qui ajoutait : « Il faudra que vous veniez, un jour, dîner chez moi, avec Bourget, et un autre, que je ne nomme pas. » Car il aimait, en tout, le mystère. Cette invitation énigmatique demeura suspendue pendant huit ans. Oncque n’ai-je dîné chez Louis Teste, entre Bourget et le tromblon, et je sens bien que maintenant, comme dit le proverbe, passée la fête, passé le saint.

Exécrant les réactionnaires, qui avaient ignoré son génie, mais écrivant au Gaulois, où se jouait la farce d’une simili--