Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/582

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des tout premiers journalistes contemporains. C’est un moraliste aigu dans la manière de Forain, possédant son Paris sur le bout du doigt, et qui va directement à l’actualité importante. Le premier, il s’est préoccupé des poisons chroniques et des ravages de la morphinomanie. Le premier, il a dénoncé sobrement, mais nettement, la terrible plaie de ces « maisons d’illusions » qui ravagent, dans les ténèbres obscènes dont parle Shakespeare, la société actuelle. Alphonse Daudet, qui s’y connaissait, l’appelait le premier réaliste de notre temps et donnait ses études en exemple aux jeunes gens. Il y a des pages de Talmeyr, dures et acides, veloutées de noir, dont l’eau-forte ne passera point. Situé entre la psychologie et la vision sociale, il grave autant qu’il écrit, avec une intuition étonnante de ce que dissimulent le masque humain, la façade conventionnelle de la société, des angles, dessous et retraits. Sa copie est un remarquable témoignage de son originalité surprenante. Un article de lui occupe en moyenne trente feuillets, d’une écriture élégante et serrée, mais raturée, à raison de vingt lignes sur vingt-deux, par un lacis de hachures circulaires et hélicoïdales, dont les tours de spires s’embrouillent et se superposent. De loin, c’est un inextricable fourré, un dessin à la façon de Hokousaï, derrière lequel on croit apercevoir des Samouraï tapis, le sabre aux dents. Le seul Samouraï, c’est Talmeyr, qui rit joyeusement dans sa barbe en pointe, quand on s’ébahit devant son grimoire. Or, il n’est pas de style plus clair, plus direct que le sien et je pense que ce travail de fignolage graphique est une simple occupation manuelle, pendant laquelle il met au point sa pensée.

Sa conversation vaut son œuvre. Elle dégage un amusement comparable à celle de Forain et une leçon. Quand il prend la parole, dans un couloir de journal, chacun se tait pour l’écouter. C’est un maître, parfaitement libre d’allures et d’une indépendance reconnue. Il est de ceux auxquels rien ni personne ne feraient écrire une ligne, qui ne fût dans leur conviction. Aussi a-t-il grandement pâti de l’abaissement et de l’asservissement de la presse actuelle. Teste disait de lui : « J’ai toujours peur qu’il ne laisse entendre, entre les lignes, autre chose que ce qu’il exprime ». Il demeurait, pendant des heures, penché sur les épreuves de Talmeyr, piochant le sous-entendu qui n’y était