Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/583

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pas. Il lui semblait impossible qu’un homme, doué d’une écriture si compliquée, ne cachât pas les plus sombres desseins.

Depuis mon départ du Gaulois, à la fondation de l’Action française (21 mars 1908), beaucoup de choses se sont modifiées dans la boutique conservatrice de la rue Drouot. C’est ainsi que René Doumic, cadavre perpendiculaire de la Revue des Deux Mondes et de l’Académie française, hélas ! y a peu à peu supplanté Teste. Mais déjà, de mon temps, Doumic apparaissait au Gaulois, promenant sa poussiéreuse acrimonie, sa face d’entérite moyenâgeuse, ses yeux caves et ses jugements niais. Il a toujours oscillé entre deux imitations, celle de Brunetière, celle de Lemaître, trimballant de l’une à l’autre un physique ingrat, pauvre, gauche et de moyens nuls. Il flattait habilement Meyer, non encore attelé à ses Yeuzonvus et qui pondait rarement, timidement, un « en selle, messeigneurs », ou un « au revoir, messieurs », d’un ridicule pompeux. Doumic ramassait ces crottes de lapin hébreu, les humait, les déclarait embaumées et délicieuses, les serrait précieusement dans une bonbonnière.

Un matin, que je vois encore, — c’était au début de l’année 1905 — Meyer me montra sa vilaine âme. Il me fit venir : « Mon cher ami, je veux vous faire une proposition. Mitchell devient, je ne sais sous quelles influences, presque rétif. Nous avons des discussions quotidiennes au sujet de ses « Desmoulins ». J’ai l’intention de l’éliminer en douceur. Seriez-vous disposé à le remplacer ? »

J’envisageai immédiatement le piège d’un tel cadeau, qui eût fait de moi un mauvais camarade, en me plaçant sous la coupe de Meyer. Je déclinai l’offre et je plaidai la cause de Desmoulins. Le tortueux directeur du Gaulois fixait sur moi, pendant ce colloque, un regard étrange, presque attendri, qui signifiait : « Espèce de naïf ! » Il prononça à cette occasion, pour la première fois, le nom de Doumic, suivi de cette formule lapidaire : « Il est un peu fade, un peu triste, mais je saurai l’égayer ». Doumic égayé par Meyer, quel sujet de plafond pour le Panthéon de la presse !

Voici un tour de Meyer, qui date de la même époque. Un écrivain d’une certaine verve, tout au moins dans la polémique, mais dénué de tout jugement et de tout discernement psychologique, Laurent Tailhade — élève dissident de Léon Bloy —