Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/584

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avait jadis secoué Meyer comme du poisson pas frais, dans un article de journal. Les années passèrent, et le pauvre garçon, qui avait besoin de gagner sa vie, tenta de se rapprocher du Gaulois. Ce mauvais Arthur lui prit un article, contre une lettre d’excuses assez plate, où Tailhade regrettait son article d’antan ; mais il s’arrangea pour que cette collaboration-repentir fût sans lendemain. Cette fausse générosité est d’une vilaine âme. On relèverait, dans la biographie de notre coq mouillé, un grand nombre de traits analogues. Avalant les affronts, gobant les camouflets et collectionnant les avanies, il se venge comme il peut, bassement et toujours de façon indirecte, de la main gauche, ainsi que dans son duel célèbre avec Drumont.

Je me suis demandé souvent — depuis que les événements m’ont permis de scruter pour de bon ce personnage complexe et retors — quelle avait pu être son attitude vraie devant le drame Cronier. Ce Cronier, à côté duquel j’ai dîné une fois, précisément à la table de Meyer, était un bon vivant, grand, haut en couleur, autoritaire, intelligent, se donnant des allures de colonel de cavalerie, et prodigieusement habile en affaires. Conseiller de la famille Say, il spéculait sur les sucres et Meyer fit courir le bruit qu’il s’était laissé entraîner par lui dans des spéculations, qu’il lui avait confié des sommes considérables. Coincé, à un moment donné, entre une baisse ou une hausse soudaine des betteraves — je ne me rappelle plus exactement le mécanisme — et ses opérations trop hardies en Bourse, il se suicida en avalant du cyanure de potassium. Cette mort fit un bruit énorme, car Cronier occupait une situation considérable et entraînait dans sa ruine quantité de gens. Arthur était de son intimité, allait chez lui en villégiature, chaque année, dans sa trop somptueuse villa du Pouliguen, parlait de lui avec une déférence mêlée de crainte. Je crus d’abord que cette disparition tragique l’avait vivement affecté. Je m’aperçus bientôt qu’il n’en était rien. Quelqu’un me dit : « Meyer feint le chagrin, n’en croyez rien. Il n’aurait pas remué le petit doigt de son agile main gauche pour sauver Cronier ». D’ailleurs comment, étant ce qu’il est, Meyer aurait-il un ami ? Il lui faut un auxiliaire ou une dupe et c’est bien là son pire châtiment. Sa conduite affreuse vis-à-vis de la mémoire de Mme de Loynes autorise toutes les suppositions.